PHILOPURE

PHILOPURE : La violence est-elle nécessaire dans l’éducation ?

Dès que l’Homme nait, la violence le marque de son sceau, lui et sa venue. La mère enfante dans la souffrance, le cordon ombilical est sectionné et la première respiration brule les poumons du nouvel être. Nous retrouvons ici les deux caractéristiques ambivalentes de la violence avec une violence positive puisqu’elle accompagne la vie et une négative, cette représentation commune et spontanée que nous en avons à travers la souffrance physique, ici le déchirement des chaires, l’exposition de l’extrême vulnérabilité du nourrisson à toutes les formes de douleur physique. De fait l’Homme fuit naturellement la violence pour ce qu’elle a de négatif puisqu’elle apporte la souffrance, le mal-être alors qu’il aspire essentiellement au bien-être, au bonheur. S’il la fuit, il ne peut non plus l’éviter, ne serait-ce qu’à la naissance puisqu’elle est une des conditions de son existence.

Cette conception positive de la violence se comprend davantage par l’étymologie du mot. Son origine grecque est le mot hubris qui signifie « puissance ». La puissance peut être définit comme la capacité de pouvoir. Dans le cas de l’enfantement, la puissance est la capacité de pouvoir mettre l’enfant au monde. La violence est de fait positive puisqu’elle est facteur de production, elle est ce qui permet de passer du non-être à l’être. En d’autres termes la violence est ce qui fait exister. Ainsi après la naissance la violence sera aussi ce qui fait exister non plus l’enfant en tant que tel mais le monde sensible à ses sens. Par exemple, l’enfant apprendra que le feu est chaud et qu’il brule en éprouvant la violence du feu lui-même. Il semble ainsi que l’expérience de la violence soit aussi une des conditions de l’apprentissage et donc de la connaissance. Si la violence est ce qui fait être l’enfant et le savoir qu’il acquière la question qui se pose est celle de savoir si la violence peut-être saisie comme un outil d’apprentissage par celui qui fait apprendre. Par ce qu’apprendre se fait seul jusqu’à une certaine limite et très jeune déjà l’enfant a besoin d’autrui, d’adulte ne serait-ce que pour apprendre à parler.

Nous pouvons penser que la violence peut être l’outil du faire apprendre, de l’éducation. Mais le problème qui se pose à nous dans ce qui nous paraît continu et logique tient au fait que l’enfant n’apprend pas à parler grâce à la violence, en tout cas telle que nous l’avons définie. L’enfant est en puissance de parler mais ne souffre pas de développer cette capacité, bien au contraire il en tire la satisfaction d’exprimer son contentement ou son mécontentement. Cette puissance ne s’exprime pas dans la violence mais par un effort. C’est l’effort de compréhension, d’imitation ou bien de mémorisation qui permet de passer de la puissance de parler à l’acte de parler. Si nous n’avons plus affaire à une violence douloureuse nous avons toujours à faire à un effort, une tension, une aspiration contrainte à quelque chose. De fait la forme que prendra la violence dans l’éducation dépendra de l’objet de l’éducation car apprendre que le feu brule n’est pas du même ordre qu’apprendre que l’objet qui se trouve devant soi se nomme « chaise ». Nous pouvons ainsi distinguer deux types d’éducation, une qui serait physique, celle du corps et l’autre qui serait celle des mots, des idées et qui serait celle de l’âme. S’il n’y a pas de violence à proprement parler pour ce qui est de l’éducation de l’âme, pourquoi le précepteur fait-il violence à l’enfant, pourquoi le frappe-t-il alors que l’objet de l’éducation ne suscite pas la violence mais une forme de plaisir ? Car ce que met en jeu l’éducation est complexe. Avant que de le définir plus rigoureusement l’on peut dire à partir de l’étymologie du mot qu’il s’agit de la formation de l’esprit. Et de fait, comment convient-il de le former ? L’éducation violente forme-t-elle un esprit violent ? De quel droit peut-on faire ce choix ou non de la violence pour éduquer les enfants ? Autrement dit, l’éducation doit-elle nécessairement procéder par la violence ? Voici ce à quoi cette étude va tenter de répondre. Et cette question du passage de l’esprit informé à l’esprit formé, du non-être à l’être ou encore de l’ignorance à la connaissance sera éclairée par une analogie de la violence dans l’éducation avec la violence dans la formation du citoyen politique. Nous nous intéresserons d’abord à la formation appelée perfectionniste de la philosophie grecque antique pour connaître l’objet le plus élevé de l’éducation, le bien et le bonheur de l’homme dans sa vie et plus largement dans la société. La violence n’y prendra qu’une place dernière, comme un ultime recours éducatif pour éviter l’échec et la responsabilité qu’il représente, notamment à travers Aristote. La conception contractualiste de la politique nous conduira à une violence plus intégrée à l’éducation. C’est avec ses deux piliers fondateurs que sont Machiavel et Hobbes que nous trouverons une légitimité et même une importance affirmée de la violence comme condition de la vie des hommes en société. Le troisième temps de notre progression consistera en un retour, c’est-à-dire une réfutation de la violence comme condition de la vie en cité et, pour nous, dans l’éducation. C’est à travers Locke et Rousseau que la question de la violence en éducation trouvera une réponse plus négative. C’est ce qui nous permettra de comprendre l’éducation dans la société actuelle et d’en faire un diagnostique. C’est alors que nous pourrons déterminer la place que peut prendre ou devrait reprendre la violence dans l’éducation. Et force sera de constater que cet espace consacré à la violence dans l’éducation sera concomitant de celui de la philosophie.

« La violence est la sage-femme de toute société grosse d’une autre » nous dit Hannah Arendt dans La crise de la culture. C’est-à-dire que nous retrouvons là une image très proche de celle de la violence de la naissance de l’homme qui vient d’être analysée. Et de fait le passage de la puissance à l’acte par la violence pour l’homme semble aussi être ce qui caractérise la naissance ou bien, le développement d’une société. L’éducation paraît de fait être objet de politique si ce n’est hylémorphique de celle-ci. C’est ce qui nous autorise cette analogie de la violence dans l’éducation avec la violence dans la politique.

Car à l’antiquité grecque, les questions touchant à la raison d’être de la cité, de la politique peuvent être considérées comme les tenantes essentielles de la pensée. Par contraste avec le contractualisme la réponse apportée au pourquoi de la cité est appelée le perfectionnisme. Le perfectionnisme est l’idée selon laquelle la cité est ce qui doit guider les hommes vers une vie accomplie. C’est d’ailleurs une chose que nous retrouvons clairement dans la philosophie d’Aristote, plus précisément dans l’Éthique à Nicomaque. C’est-à-dire que cette œuvre éducative se comprend dans une visée politique de grande envergure. Car l’accomplissement achevée de la vie qu’Aristote nous propose est le bonheur. C’est quelque chose qui traverse toute son œuvre et qui se développe en même temps qu’une pratique de l’éducation, qu’une éthique. L’éducation d’Aristote est l’éthique au sens où il est question de l’enseignement de la vertu par l’habitude. Car agir de façon vertueuse procure un bien, et un bien véritable. Et puisque le bien est la condition essentielle du bonheur, la vertu est ce qui conduit au bonheur, à l’accomplissement ultime de l’homme, à son excellence. À présent que nous tenons l’objet de l’éducation selon Aristote nous pouvons nous attacher à la question de la violence.

« La vertu met donc en jeu des affections et des actions, lesquelles, lorsqu’elles sont consenties, donnent lieu à des louanges ou des blâmes, mais qui lorsqu’elles ne le sont pas, appellent l’indulgence et parfois même la pitié. » nous dit Aristote au début du livre III de l’Éthique à Nicomaque, en conclusion du livre II qui porte sur la définition de la vertu. Déjà si les actions qui ne sont pas vertueuses sont sujettes au blâme nous pouvons affirmer que la violence à sa place du côté des actions vicieuses, des mauvaises actions. Mais comment convenir de ce qui est une action mauvaise et de ce qui est une bonne action. Le vice se caractérise soit par un excès, soit par un défaut qui dépend des circonstances particulières de l’action. De fait, la vertu, l’action bonne se situe dans un juste milieu, en grec une mesotès entre l’excès et le défaut. Il ne faut donc pas comprendre la vertu comme un type d’action définit entre deux extrémités. Car la colère, par exemple peut être soit un vice par excès soit une vertu. Car vice et vertu dépendent des circonstances particulières, c’est-à-dire que si je me mets en colère par ce que je suis ivre j’agirai vicieusement, et au contraire si je me mets en colère face à l’injustice d’autrui je me conduirai vertueusement. De fait la place de la louange et du blâme, de la vertu et du vice ne se définissent pas en soi, comme une règle ou une loi inflexible mais bien plutôt selon les circonstances particulières de l’action. Mais si le blâme qui est ce qui nous intéresse en premier lieu n’a pas de place définie de façon claire, il est manifeste qu’il a sa place dans l’éducation. Et plus largement, la violence, c’est-à-dire selon Aristote le blâme est ce qui conditionne le développement, l’accomplissement de la vie de l’homme et de la cité. Car le blâme corrige la direction que prend l’individu lorsque ce dernier se détourne de la voix qui doit être suivie, celle de la vertu et du bonheur. La violence représente un moindre mal pour un bien plus grand si ce n’est ultime. Ainsi il faut reconnaître que chez Aristote la violence n’est pas en soi souhaitable pour l’éducation des enfants mais elle peut s’avérer utile et souhaitable dans les cas où l’habituation à la vertu est insuffisante ou mal faite. C’est ce que nous pouvons comprendre au livre X de l’Éthique à Nicomaque qui montre que l’éducation proposée n’a de valeur qu’auprès de personnes déjà morale. C’est pourquoi cette habituation ou hexis en grec doit être extrêmement précoce. En effet, à un certain âge l’habituation est quelque chose qui ne fonctionne plus parce que les comportements sont déjà installés, comme gravés en l’âme. De fait il ne faut plus exhorter, inciter à la morale mais contraindre de façon graduelle selon le degré de méchanceté ou de vice de l’agent, ici de l’enfant.

Si nous venons de déterminer la place de la violence dans l’éducation perfectionniste et sa nature il faut encore savoir que cette place se situe dans une éducation plutôt privée. C’est-à-dire que l’Éthique à Nicomaque s’adresse en premier lieu aux parents et surtout aux mères. Il dit par exemple de quelle façon il faut bercer le nourrisson pour que son âme soit habituée par le corps à la mesure de certains mouvements simples et réguliers. C’est donc une éducation qui concerne la cité qu’en dernière instance pour ainsi dire. L’éducation dont parle Aristote dans cette œuvre est une habituation plutôt privée, individualisée et non public.

C’est Platon qui nous fourni les éléments d’une éducation plus directement public dans la République. Cet ouvrage répond à la question « Qu’est ce que la justice ». Et pour y répondre Platon, par le récit de Socrate va, à l’aide de sa théorie des Idées chercher une définition de la justice par le déploiement de la cité modèle. Et nous retrouvons à travers ce processus de construction modélisé de la cité une vision eschatologique, c’est-à-dire qui nous montre que la cité permet ici encore l’accomplissement de l’excellence humaine. Nous sommes donc bien encore dans une conception perfectionniste de la politique et de l’éducation. L’éducation est donc ce qui permet dans la cité ce déploiement de l’excellence humaine, ce en quoi l’ensemble d’une cité peut se prétendre juste. Ainsi, des livres II à IV où il est question de la définition socratique de la justice, nous retrouvons au livre II la réfutation de la thèse représentée par Glaucon et selon laquelle la justice ne se pratique que par contrainte, c’est-à-dire exclusivement par la violence, celle d’une justice punitive. Or pour Socrate l’homme qui agit de façon injuste, d’une mauvaise façon c’est-à-dire de manière vicieuse est un homme qui ne peut pas être tenu pour responsable de ses actes et de son état et justement par ce qu’il s’agit dans un état d’ignorance. C’est la thèse socratique célèbre qui affirme que nul n’est méchant volontairement, qu’au contraire l’homme est méchant précisément par ignorance du bien. L’éducation consiste ainsi à conduire les âmes vers le Bien. Et la justice est tenante de cette ascension puisque l’éducation de l’âme vers le bien commence par la gymnastique. Car en disciplinant ainsi le corps, on maîtrise ses ardeurs et habitue déjà l’âme à la mesure, à la justesse. Il s’agit donc ici d’un point convergent avec ce que nous avons vu chez Aristote. La musique est un moyen autrement efficace puisqu’elle touche en même temps le corps et l’âme. Par sa métrique la musique discipline le corps et touche l’irrationalité de l’âme par sa beauté accordée, proportionnée. Ainsi s’opère l’élévation de l’âme vers la connaissance scientifique jusqu’à pouvoir contempler les Idées, dont le Souverain Bien en est l’Idée souveraine d’entre toutes. Même s’il lui consacre une place moindre, toute comme Aristote Platon accorde à la violence une certaine utilité. Car dans le cas où la gymnastique et la musique ne suffirait pas, la pure violence physique serait tout de même bien plus souhaitable que de laisser l’individu vivre de façon injuste. Car un homme injuste ne pourra pas participer de la cité juste, celle où les hommes peuvent accomplir une vie heureuse. De fait l’utilité public de la violence semble être égale à l’utilité de la violence dans l’éducation privée aristotélicienne. L’enjeu de l’éducation est de fait capital à la cité et la violence physique pour l’éducation représentera ainsi un moindre mal pour un bien incommensurablement plus élevé. C’est pourquoi nous pouvons reconnaître chez Platon une place accordée à la violence, même si elle n’est pas recommandée en tant que telle. En outre et c’est une acception moins forte de la violence nous pouvons voir dans le domptage et la discipline des ardeurs du corps et de l’âme une forme d’usure, comme une violence faite aux désirs irrationnels de l’enfant, ce qu’Aristote appelle « l’âme désirante ».

Et pour appuyer la nécessité de la violence à certains stades cruciaux de l’éducation nous pouvons revenir à Aristote. Même s’il n’a pas la même façon de corriger par la violence dans l’éducation, il n’en reste pas moins que tous deux lui affirment une place d’utilité. Par ce que l’Éthique à Nicomaque nous permet de comprendre aussi que la responsabilité d’un agent sur ses actes vicieux peut aussi revenir à ses précepteurs. Car chez Aristote la vertu s’acquiert par la répétition, l’hexis, l’habitude. Si un homme est vicieux c’est qu’il n’aura pas assez ou aura mal été habitué à la vertu, à accomplir et répéter des actions vertueuses. L’enjeu pour l’éducateur est donc d’une grande importance et il sera pour lui préférable d’avoir recours à la violence physique pour parvenir à inculquer sa fin à l’homme, l’excellence de la vertu qui aura à se traduire à travers ses actes dans toutes les circonstances particulières. Cependant, il est tout de même important de remarquer que l’éducation perfectionniste ne s’appuie pas essentiellement sur cet usage de la violence mais au contraire sur une visée de ce qu’il y a de plus élevé à atteindre, le Bien pour Platon, et le bonheur pour Aristote.

Pour conclure cette première analyse de l’éducation perfectionniste nous pouvons déjà affirmer que la violence y tient une place importante et parfois même capitale. Cependant il faut distinguer deux types de violence. La première est la violence physique. Elle est ce recours lorsqu’il est impossible d’atteindre l’âme, lorsque l’âme et le corps sont incontrôlables par la raison, par la mesure de la gymnastique ou bien de la musique. Si elle n’est pas ce qu’il y a de plus souhaitable pour ce qui est de la visée éducative perfectionniste elle s’avère néanmoins nécessaire pour éviter l’échec, une éducation ratée induisant un affaiblissement de la cité et de sa raison d’être qui justement est l’accomplissement de la vie des hommes. D’ailleurs l’expression « L’oreille de l’élève, c’est son dos. Il écoute quand on le bat » des scribes égyptiens illustre bien l’utilité de cette violence. La distinction seconde est celle qui commence avec l’apprentissage de la gymnastique qui commence à habituer l’âme à l’assiduité par la discipline du corps. Ce deuxième sens de la violence est la rigueur. L’effort est caractéristique de cette forme déjà plus particulière de violence car ce qui compte dans cette maîtrise du corps et d’atteindre l’âme pour la discipliner à une ascension vers le Bien, pour une accession au bonheur le plus élevé. En grec, éducation se disait paideia qui donna le verbe paideuein qui signifia châtier, corriger. De fait le perfectionnisme ou ce que nous appelons aussi l’éducation traditionnelle ramena l’activité d’éducation à celle de correction en dépit de la place relativement circonscrite que laissaient Aristote et Platon à la violence physique.

Si l’éducation par correction, l’éducation du perfectionnement pour améliorer son être en le faisant tendre vers le bien, légitime la violence physique et rigoriste la question est celle de savoir ce qu’il convient de transmettre pour éduquer l’enfant. La véritable fin de l’éducation est-elle seulement d’être bon et heureux ? Si on se représente les hommes en société, on se rend facilement compte qu’être absolument bon n’est pas possible, que cela nous expose au danger de ceux qui sont mauvais. Notre bonheur ne peut ainsi être garanti par sa simple bonté, ce que nous allons commencer à voir avec Machiavel. Ainsi l’éducation légitimera la violence avec comme condition non plus l’accession au Bien mais la conservation et la pérennité du pouvoir et de son ordre.

L’œuvre la plus important et la plus connue de Machiavel, Le Prince est ce que l’on peut appeler un manuel visant à éduquer les princes, plus précisément encore les jeunes princes. Quant à répondre à notre question de savoir si la violence est constitutive de l’éducation des enfants, cette œuvre nous intéresse d’autant plus qu’elle concerne tous les hommes, et donc les enfants. Il est question pour Machiavel surtout des « princes parce qu’ils sont plus haut placés », chapitre XV. Ce chapitre est intéressant puisque traitant « Des choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loués ou blâmés ». Machiavel nous montre en vertu du problème que pose l’homme bon dans une société aussi composée d’hommes mauvais qu’il est bien plus important de paraître que d’être, c’est-à-dire que seule l’image compte en premier lieu. Ce que sont les hommes correspond bien plus à la manière dont ils sont perçus. C’est-à-dire qu’un homme qui est avare parce qu’il sait qu’il est bon pour ses finances de mesurer ses dépenses, s’il est perçu avare au sens d’un vice par son entourage, il sera considéré comme tel par eux et sera au final bien plus vicieux que vertueux. Machiavel rompt donc radicalement avec le perfectionnisme grec qui mettait au plus haut degré le rang de l’être, c’est-à-dire l’être réel, réellement bon ou vertueux d’un individu plutôt que ce qu’il pouvait laisser paraître aux autres. Cependant un concept central à la philosophie éthique d’Aristote se retrouve ici mis en avant. Il s’agit du concept de phronêsis, de prudence. La prudence est un savoir moral, en ce sens il s’agit d’une science pratique. Mais ce n’est pas une science en tant que telle par ce qu’il n’y a pas de règles ou de lois pour l’application de la morale. C’est-à-dire qu’il ne peut pas être question de s’appliquer des règles que l’on se serait donné universellement. Être insensible pourra être bon ou mauvais, vertueux ou vicieux selon les cas, selon les circonstances particulières. Ou bien encore pour se rapprocher à nouveau de Machiavel, être bon pourra être mauvais dans certaines circonstances et être mauvais pourra être bon dans d’autres circonstances. C’est pourquoi ce chapitre XV ne nous indique pas précisément en quoi le Prince peut être blâmé ou loué mais nous donne une liste de qualités pouvant être positives ou négatives. Et il revient au Prince de savoir les choisir selon les circonstances particulières qui s’imposeront au moment de son choix. De fait le blâme, la violence faite au Prince s’il se trompe dépendra aussi des circonstances de son erreur. Nous pouvons encore remarquer que dans la liste que Machiavel nous donne nous ne disposons que de deux termes tels que « généreux » et « rapace » ou encore « hardi » et « courageux » alors que chez Aristote nous avons non pas deux mais trois termes, ou colonnes si nous nous référons à l’Éthique à Œdème. Comme nous l’indique Aristote il s’agit de deux extrêmes, deux vices par excès et par défaut et de la vertu comme mesotès qui tient lieu de juste milieu selon les circonstances particulières. Or chez Machiavel nous ne disposons que de deux contraires tels que ceux que nous venons de citer.

L’éducation du Prince est ainsi très circonstancielle, il n’y a pas d’exactitude en ce qui concerne son éducation. Car il sera tantôt blâmé tantôt loué sans règles fixes puisque dépendant des circonstances et surtout de l’apparaître de son acte. En revanche un changement capital s’opère puisque le vice peut être loué et que la vertu peut être blâmée, ce qui est pour le moins étonnant. Et la question que l’on peut se poser est celle de savoir ce qui peut légitimer une telle éducation et un tel genre de place fait à la violence. Et Machiavel y répond par un argument récurent à sa pensée qui est celui de la conservation et de la préservation du pouvoir. La question que l’on peut alors se poser est celle de savoir si l’objet de l’éducation n’est que la conservation du pouvoir. En d’autres termes, l’éducation se réduit-elle seulement à des des enjeux et des stratégies politiques ?

La réponse fournie par Hobbes est intéressante et va déplacer si ce n’est renverser cette vision et par conséquent la place pour le moins dérangeante de la violence dans l’éducation des enfants. Car la première forme de violence et pour ainsi dire la plus pure que nous trouvons dans la pensée hobbesienne est celle de ce qu’il appelle l’état de nature. L’état de nature est issu d’une expérience de pensée consistant à se représenter ce que serait la vie des hommes sans société. Et pour Hobbes il s’agirait d’un état de méfiance. Car les hommes auraient des droits illimités sur toutes choses, des droits de nature. De fait, possédant tous une liberté absolue sur toute chose et de façon absolument égale, chacun aurait à craindre que sa liberté absolue soit mise en péril par celle de ses semblables. C’est pourquoi l’état de nature est un état de crainte constante, augmentant encore cette méfiance envers autrui. La violence est donc partout, car la crainte d’autrui me pousse toujours à utiliser tous les moyens dont je puis absolument disposer pour me sauver du danger qu’il représente. Ainsi, la mort d’autrui et donc la violence dans son état le plus abouti est le lot quotidien de l’homme à l’état de nature, ce que Hobbes définit dans les Éléments à la loi naturelle et politique comme un « état de guerre de tous contre tous ». C’est grâce à sa raison comme capacité de calcul que l’homme va estimer préférable de contracter avec autrui afin de ne plus avoir à se méfier. Pour cela, il lui faudra renoncer à son droit de nature, droit illimité sur toutes choses et le confier. Ainsi tous les hommes s’assureront de jouir d’une certaine sécurité, d’une certaine paix et pourront sortir de la crainte permanente de l’état de nature en confiant ainsi leurs droits illimités sur toutes chose à une seule personne ou une seule entité, d’où découlera la thèse absolutiste hobbesienne. De fait s’il y a éducation, elle consiste à sortir de cette état de nature, à sortir de cet état de violence illimitée pour passer des contrats en faisant usage de ses capacités de calcul, de sa raison, en apprenant à faire confiance et à respecter les règles du gouvernement civil.

Il serait donc possible d’affirmer que la pensée hobbesienne nous permet de dire que l’éducation est ce qui fait sortir de la violence, qu’elle est non pas ce qui la nécessite mais ce qui nous en sort pour instituer le gouvernement civil. Or cette même institution civile nous empêche de répondre ainsi. Car dans cette éducation il s’agit d’un rapport de soumission de tous les hommes envers un pouvoir absolu. On apprend ainsi à sortir de l’état de violence mais par domination, et donc par une forme de violence faite sur l’homme lorsqu’il devient citoyen. C’est pourquoi Hobbes ne parle finalement pas d’éducation dans ses œuvres car l’essence de sa pensée tient à se conformer au pouvoir et à la domination absolu du souverain. De fait l’éducation se résume à cette contrainte de domination qui forme ainsi le citoyen. Nous pouvons constater cela au chapitre IX Du citoyen. Ce chapitre nous montre que l’enfant appartient fondamentalement à la mère à moins que celle-ci ne l’abandonne. Auquel cas l’enfant appartiendra à celui qui l’élèvera. À la troisième partie de ce chapitre, Hobbes nous explique en quoi la mère à un pouvoir sur l’enfant comparable à celui de la « seigneurie », de ce qui se rapporte au pouvoir absolu. Plus encore à la cinquième partie de ce chapitre Hobbes nous montre « Que les enfants appartiennent au souverain ». C’est-à-dire que pour parler des enfants, Hobbes fait ici référence au chapitre précédent traitant de l’esclavage et dans ce chapitre IX à des rapports de domination, de pouvoir et de souveraineté. Ainsi à peine croit-on pouvoir répondre négativement à la question consistant à savoir si la violence est programmable pour l’éducation des enfants que nous sommes aussitôt dans un rapport de violence, ici de domination pour ce qui est d’éduquer l’homme à la société. C’est d’ailleurs ce qui gêna au plus haut point ses successeurs, cette assimilation brutale de l’éducation à la soumission, à la domination. Rousseau le surnomma d’ailleurs « l’horrible monsieur Hobbes » image qui resta longtemps inscrite dans les esprits, principalement celui des philosophes politiques.

Nous sentons ainsi que cette analyse de la violence dans l’éducation à travers Machiavel et Hobbes permet d’opérer un glissement vers une tentative de réponse positive à notre question. Mais c’est un échec avec Machiavel car l’éducation semble être réduite et est seulement légitimé par des fins politiques de conservation du pouvoir. Et Hobbes nous donne l’illusion de faire de l’éducation un affranchissement d’une violence originelle mais nous conduit en réalité immédiatement dans une toute autre violence, celle de la domination du souverain, de l’appartenance de l’enfant à autrui comme chose, comme sujet d’un possesseur supérieur. C’est-à-dire que dans les deux cas rien ne nous est dit sur l’éducation en tant que telle, si ce n’est même sur l’enfant en tant que tel. C’est un reproche fondamental que fera Rousseau qui s’intéressera bien plus à l’enfant lui-même comme fin plutôt qu’à toute autre fin, raison pour laquelle il qualifie Hobbes d’horrible monsieur. Si Rousseau s’intéresse ainsi à une prémisse anthropologique, avant cela Locke s’attaquera quant à lui à l’autre prémisse qui soutien le système hobbesien, la prémisse juridique consistant à dire qu’il n’y a pas de loi à l’état de nature. Cette réfutation nous conduira enfin vers une éducation qui commencera à ne plus avoir besoin, à ne plus faire appel et à ne plus avoir recours à la violence, vers une éducation qui tendra à s’en affranchir.

Et cette démarche d’émancipation de l’éducation envers la violence, surtout son caractère physique s’opère concrètement dans la pensée de Locke. Comme je viens de le dire il réfute la philosophie politique hobbesienne par la prémisse dite juridique. Locke critique l’idée selon laquelle l’état de nature est un état sans loi. Pour Locke, dans son Second Traité du gouvernement civil, l’état de nature n’est pas définit comme un état sans loi, un état de méfiance et de guerre permanente mais il s’agit bien plutôt d’un état où les hommes peuvent s’associer et déjà former des communautés réglées. Car l’homme, et c’est un élément ici capital à notre enquête sur l’éducation, est doué de raison, c’est une créature de dieu qui l’a fait ainsi qu’il est rationnel. De fait cette raison lui permet, lorsqu’elle s’exerce, de voir les lois naturelles qui sont celles de dieu qui commandent de fait de vivre en société. Cependant cette raison est empêchée, tous les hommes ne sont pas capables d’en faire usage à cause des intérêts particulier qui les aveuglent et les empêchent ainsi d’être suffisamment impartiaux quant à ce qui est de régler les différends qui peuvent survenir entre eux. C’est ainsi qu’apparaissent des besoins tels que ceux auxquels le gouvernement civil propose des palliatifs. Car trois choses manquent à l’état de nature lockien qui correspondent aux trois palliatifs du gouvernement civil ; des lois communes sur ce qu’il convient de définir comme pouvant relever de la propriété pour chaque homme, des juges impartiaux pour régler les différends entre les hommes en vertu de ces lois dites « établies » et de façon impartiale puisque ne prenant pas par aux intérêts de la discorde et enfin, un pouvoir exécutif qui appliquera les décisions des juges. Mais ce qui nous intéresse en premier lieu c’est un retour de la philosophie de l’éducation et d’une éducation comme telle sur des enfants eux aussi comme tels. C’est-à-dire que l’éducation des enfants va commencer à trouver sa nature propre, sa définition authentique en ce qu’elle concernera l’enfant comme tel, dans ce qu’il a en lui sous forme de potentiel. L’enfant va ainsi être considéré comme une précieuse puissance qu’il va falloir soigner pour la développer dans ce qu’elle a d’excellent au lieu de n’être réduit qu’à une domination souveraine ou une éducation machiavélique du vraisemblable là aussi réduite à des seules fins politiques. D’ailleurs Locke nous dit dans ses Pensée sur l’éducation au sujet de l’éducation des enfants qu’elle soit perfectionniste ou machiavélique et hobbesienne qu’« une telle discipline esclavagiste forme un tempérament d’esclave. » La pensée de Locke à ceci de claire que l’éducation concerne des hommes et non des esclaves. C’est pourquoi cette dernière doit être soignée. L’on retrouve chez Locke un vocabulaire influencé par le fait qu’il ait été médecin. C’est pourquoi il recommande aux parents de s’occuper soigneusement des habitudes physiques de l’enfant. Nous retrouvons ici quelque chose de très important si ce n’est d’intrigant. En effet, nous avons déjà rencontré au cours de notre étude ce terme d’habitude chez Aristote sur lequel d’ailleurs Locke va accorder beaucoup d’importance. Nous sommes d’autant plus en droit de penser ici à Aristote puisqu’il s’agit d’une habitude physique. Rappelons que l’habituation de l’âme chez Aristote commençait par l’habituation physique du corps à des mouvements réguliers comme une certaine façon de bercer le nourrisson ou en lui faisant répéter des actes vertueux pour les imprimer à son âme. Ou encore Platon commence son éducation académique aussi avec le corps par la gymnastique. Et comme avec ces deux penseurs antiques, l’éducation physique revient en premier lieu chez Locke aux parents pour qu’ensuite soit entreprise l’éducation public. Ainsi Locke s’intéresse aussi beaucoup aux besoins physiques du corps puisqu’ayant été médecin il a connaissance de l’importance de ses besoins. L’éducation commence non plus par la violence mais par le bien-être, une observance aux besoins physiques de l’enfant qui devient de fait précieux en ce qu’il a de potentiel et la fragilité de son développement en acte.

Mais s’il s’agit d’habitudes chez ces trois penseurs, celles que Locke propose ne sont pas de la même nature. Il s’agit en effet pour lui de penser de manière rationnelle car les enfants doivent être considérés comme tels, c’est-à-dire comme des êtres doués de raison. Ainsi nous dit Locke toujours dans ses Pensées sur l’éducation « celui, par conséquent, qui s’occupe des enfants doit bien étudier leur nature et leurs aptitudes et découvrir, par des essais fréquents, quel tour ils prennent facilement et ce qui les intéresse, observer quel est leur bagage inné, comment il peut être amélioré et à quoi il peut servir. » C’est pourquoi Locke prône la supériorité de l’habitude sur les règles et se distingue ainsi de ses prédécesseurs. Les enfants ne doivent donc pas mémoriser un ensemble complexe d’interdictions mais ils doivent s’imprégner de l’habitude de raisonner. La réponse à notre question se profile de plus en plus nettement, ne serait-ce que dans le terme d’imprégnation. Il n’y a plus de contrainte ou de domination d’une règle que l’on martèle sur le corps ou dans la tête des enfants mais bien une forme de passivité induise par ce bien-être du développement de l’enfant qui, combiné à cette habituation de la raison qu’il porte permet de l’éduquer sans recours à la violence. Il est donc question d’une mise en avant manifeste de l’habitude et de la raison.

Et en plus de traiter les enfants comme des êtres doués de raison, il propose aussi de créer un système disciplinaire basé sur l’estime et la disgrâce plutôt que sur la récompense et la punition. Ce second point de la pensée lockienne sur l’éducation est décisif pour nous permettre de dire que la violence n’est pas souhaitable dans l’éducation des enfants. Car cette véritable considération de ce qu’est l’enfant, et donc de ce qu’il a besoin induisant une redéfinition de l’éducation même conduit Locke à dépasser ce système de louange et de blâme, ce système traditionnel de récompense et de punition. Estime et disgrâce reposent sur une appréciation ou une dépréciation qui touche l’enfant en son âme, sans passer par une violence faite à son corps. Les enfants sont ainsi touché par ce nouveau système en ce que « les enfants aiment être traités comme des Créatures douées de Raison ». Il faut de fait que l’éducateur soutienne et développe cette estime de la connaissance.

Si l’éducation lockienne satisfait la réponse négative à savoir si la violence est nécessaire à l’éducation des enfants, elle possède deux faiblesses majeures. La première tient aussi au fait que Locke était médecin, c’est-à-dire que s’il renforçait le physique des enfants par un bien-être de l’assouvissement des besoins naturels, il était aussi question d’une forme d’endurance pénible. Cette faiblesse nous retient quant à pouvoir dire que la violence peut ne pas entrer dans l’éducation des enfants. Car Locke ne souhaite pas simplement les habituer à la raison mais il croit qu’il faut exposer les enfants à des conditions dures, par exemple au froid, « les enfants ne devraient pas être habillés ou couverts trop chaudement, en été comme en hivers ». Pour prendre un autre exemple plus en lien avec son expérience de médecin on peut remarquer que pour éviter le rhume il faut que « ses pieds soient lavés tous les jours à l’eau froide, et que ses chaussures soient assez fines pour fuir et laisser entrer l’eau quand il s’en approche. » Car si l’enfant est habitué à avoir les pieds froids et humides des conditions comme celles qu’ils pourra connaître en hivers ne l’enrhumeront pas. Ce bien-être éducatif n’était ainsi qu’un pendant d’une éducation physique en réalité aussi très rude. Par ce que nous pouvons imaginer bien des épreuves pour préparer l’enfant à tout ce qu’il aura à affronter. Ceci nous entraîne ainsi vers la seconde faiblesse de son éducation quant à essayer de savoir si la violence est réellement nécessaire.

Car pour affronter le monde il y a une dimension qui est de l’ordre du physique et une autre qui est de l’ordre de la connaissance. Toujours dans ses Pensées sur l’éducation Locke affirme que « la seule défense contre le monde est une connaissance approfondie de celui-ci, à laquelle un jeune gentilhomme doit être initié par étape autant qu’il le peut, et le plus tôt est le mieux. » Ceci introduit la seconde faiblesse de sa pensée de l’éducation quant à notre investigation portant sur la nécessité ou l’utilité nécessaire de la violence. Car l’expression « le plus tôt est le mieux » signifie qu’il veut que les enfants deviennent adultes le plus tôt possible. L’idée est donc de respecter le potentiel de l’enfant mais de le pousser à devenir mature, adulte et en outre de lui faire endurer des peines physiques pour le renforcer. Cette éducation comporte encore des éléments de violence. D’une part la partie physique de l’habituation est pour le moins très rude et d’autre part une forme de brusquerie du développement vient encore laisser entendre une certaine nécessité de la violence, même à ce degré moindre, dans l’éducation des enfants.

Si Locke affirme encore une violence dans la structure ou le programme de son éducation, Rousseau semble aller plus loin encore dans cette démarche visant à écarter toute violence faite à l’enfant dans le cadre de son éducation. Ainsi, pour nous intéresser à Rousseau, revenons à sa réfutation de la prémisse anthropologique de Hobbes qui soutient que l’homme est méchant naturellement, dès l’état de nature. Selon Hobbes c’est la société et donc l’éducation qui le sort de cet état de grande violence en le soumettant au pouvoir absolu du gouvernement civil. Pour Rousseau l’homme est au contraire bon par nature et c’est la société qui l’aliène et le rend mauvais ou méchant. De fait il rejoint Locke sur ce point au sens où il prône une éducation naturelle et qui consiste à penser que dans cette éducation, il faut traiter les enfants en tant qu’enfant et non point en tant qu’adulte. Cette dernière distinction introduit cependant une divergence avec Locke qui lui souhaite que les enfants soient habitués à la raison mature des parents, au modèle de l’adulte, et qui plus est le plus rapidement possible.

Puisque la société aliène l’homme et donc l’enfant, le but de l’éducation selon Rousseau est de recréer un homme plus près de la nature, de reconstruire ce que la société a détruit en l’enfant ou en l’homme. Il est ainsi question de former une « âme naturelle » nous dit-il dans Émile ou de l’éducation. Il faut donc protéger l’enfant d’une société corruptrice afin de lui permettre de découvrir la véritable réalité et par conséquent de devenir libre et heureux, c’est-à-dire sans être entravé des préjugés et des institutions sociales. Cette éducation semble tout faire pour ne pas faire intervenir et même éviter la violence sur l’enfant, sous toutes ses formes. Il n’est donc pas question de le frapper ou de le contraindre physiquement ni de le brusquer dans ce retour à l’être naturel et authentique par une sorte de déploiement propre à chaque enfant.

Cette fois, si nous considérons la seule éducation nous sommes en mesure de dire que la violence n’est pas nécessaire. Mais cette réponse a ses limites car d’une certaine façon, l’éducation rousseauiste ne peut faire l’économie d’un minimum de violence même si elle ne l’applique pas volontairement. C’est-à-dire qu’il y a toujours une certaine forme de violence dans cette éducation, elle est comme livrée à elle-même, naturellement présente ou entre les mains de l’enfant et guidée par l’éducateur. Les enfants, sous le regard vigilent de leur éducateur font pour ainsi dire l’expérience de leur faiblesse pour éprouver et s’enseigner leur propre liberté. Nous voyons donc bien subsister un minima de violence encore nécessaire à l’éducation. Cependant, aller plus loin dans l’abandon de la violence reviendrait finalement à ne rien faire, à laisser l’enfant se mettre en danger, se confronter aux dangers de la nature comme à ceux de la société. Car si ce n’est pas l’éducation qui se saisit de la violence, une violence bien plus grande finira de fait par se saisir de l’enfant à éduquer.

C’est à partir de là qu’une seconde limite peut être trouvée à cette éducation rousseauiste. Car la condition de cette éducation avec le minimum d’utilité conféré à la violence est de se tenir le plus à l’écart que possible de la société. Ceci introduit donc, au plus long terme de cette éducation une incompatibilité entre l’enfant ainsi éduqué et sa vie intégrée dans ce contexte social qui non seulement demeure à son égard aliénant mais lui est de surcroit étranger ce qui l’en rend d’autant plus vulnérable.

C’est ce qui va nous permettre de faire un lien avec la société actuelle occidentale, dans laquelle nous vivons, avant de conclure sur cette enquête. Mais remarquons pour cela que Locke, à travers son idée d’habitudes physiques qui, si elles peuvent paraître simples sont les plus suivies, notamment dans nos manuels occidentaux à l’attention des parents s’occupant toujours principalement des questions de nutrition et de sommeil. Et l’influence rousseauiste quant à elle est bien plus importante et se retrouve dans cette séparation de l’école et de la sphère politique, ou bien encore de celle du travail même si un changement sur ce point semblerait vouloir s’opérer. Plus encore et cela concerne directement notre étude, la violence physique est absolument proscrite, illégale même tandis que la violence morale tend elle à le devenir.

Que pouvons-nous observer dans l’éducation contemporaine occidentale de nos enfants ? La faiblesse que nous avons décelé dans la théorie éducative de Rousseau se constate avec de plus en plus d’éloquence. Nous pouvons dire qu’il y a une crise de l’éducation, et même une crise de l’autorité. On ne sait plus comment éduquer véritablement et efficacement ses enfants. Et de fait les enfants sont seuls avec la violence de la société. Par ailleurs la violence dans les institutions éducatives augmente et échappe aux éducateurs tandis que le niveau de connaissance général décroit de plus en plus. Pire encore, la violence sociale des enfants que nous désignons sous le terme générique de « jeunesse » est un problème qui commence à faire souffrir la société dans la raison même de son existence, car une société dont la génération suivante lui échappe et devient son autre est une génération qui annonce une rupture, une rennaissance. C’est alors que nous pouvons revenir à la citation de Hannah Arendt « la violence est la sage-femme de toute société grosse d’une autre » et à l’éducation perfectionniste. Car nous nous rendons finalement compte que l’éducation demeure aussi une affaire de politique. Et si la politique ne se saisit pas de cette violence, elle s’exprimera d’elle-même, soumise aux fougues et aux passions aveugles d’enfants non-éduqués et à terme non-civilisés.

Pour conclure cette étude et en dépit du fait qu’il soit assez malaisé de se prononcer ainsi sur son contexte contemporain nous pouvons cependant remarquer une chose, c’est qu’une éducation sans violence et qui en est protégée est une éducation qui n’éduque pas ou tout du moins suffisamment pas. Car à trop considérer l’enfant pour ce qu’il est, le fait qu’il vive tout de même en société et qu’il en ait besoin, ce que nous montre bien Hobbes et Locke est laissé de côté, dans l’oubli. À cette première impossibilité a posteriori d’une éducation aussi socialement aseptisée nous pouvons faire usage de la phronêsis, ce savoir moral qui, selon les circonstances particulières nous rend capable d’agir vertueusement, de bien agir. Je réintroduit ici ce concept grec et vais revenir à Hobbes. Si son éducation paraît très violente et finalement peut éducative en vue de celle de Rousseau, il faut comprendre les circonstances c’est-à-dire le contexte propre à Hobbes. Ce dernier a vécu dans un climat politique de guerre violente et sanglante qui le marqua beaucoup. Cela se retrouve dans son œuvre, sous la forme d’une urgence et d’une grande nécessité à construire un ordre politique stable ou règne paix et sécurité. Et dans cette urgence et ce contexte l’éducation ne peut prendre trop de place, car l’essentiel de la pensée hobbesienne s’en tient à tout faire pour l’élaboration de l’ordre politique. D’où une éducation réduite à son strict minimum, une éducation le plus efficace possible pour vivre dans une société de paix et de sécurité. C’est ce que nous pouvons aussi analyser chez Machiavel alors que pour Rousseau le contexte est bien différent. C’est le contexte des Lumières, siècle de l’estime pour le savoir, siècle de la curiosité, du goût pour les idées et ce dans un ordre politique et social monarchique traditionnel. Nous comprenons alors que Rousseau ait eu davantage le loisir de se promener paisiblement en forêt pour travailler à une éducation du bien-être et du développement de la nature authentique de l’homme. Les circonstances particulières à une éducation en sont la détermination essentielle, d’où ce retours à la phronêsis. Nous avons ainsi esquissé les circonstances contemporaines de notre éducation et nous voyons que nous sommes pour ainsi dire entre le contexte de Rousseau et celui de Hobbes. Une chose est sûre c’est que cette volonté de ne pas utiliser la violence est une erreur qui conduira et conduit déjà à de nombreux échecs, d’abord éducatifs, sociaux et donc politique. Pour être davantage précis, dès qu’il y a éducation au sein d’une société la violence est nécessaire et doit être incluse selon le contexte politique et social. La réponse est presque arrêtée car il est difficile de voir l’intérêt autre qu’anthropologique et expérimental d’une éducation asociale. Ce qu’il faut se demander c’est non pas si la violence est nécessaire ou non à l’éducation des enfants mais plutôt de savoir de quelle façon elle peut au mieux être intégrée à un programme, justement selon ces circonstances particulière. Et l’Éthique à Nicomaque d’Aristote nous montre bien l’importance du philosophe dans la résolution de cette difficulté avec cette phronêsis, ce savoir moral. Le philosophe est donc celui qui doit se tenir entre la société et le domaine de l’éducation, entouré d’autres domaines de savoir et de compétence pour assurer au mieux la place qui revient à la violence sous quelque forme qu’elle doive être. Pour revenir à la philosophie d’Aristote, il faut que la philosophie assure à la violence son juste milieu, sa mesotès pour en faire une vertu éducative.

C’est ce en quoi il est possible de penser que dans notre société actuelle des ingrédients perfectionnistes manquent dans le programme éducatif. Il faut redonner à la violence sa juste place dans l’éducation par ce qu’elle est absolument nécessaire aux enfants comme à la société. De fait, peut-être devrait-il être question d’introduire la philosophie, de lui construire une place dans l’éducation pour que la violence retrouve ensuite sa place, sa positivité naturelle, c’est-à-dire ses « lettres de noblesse ».

Bibliographie :

T. Arendt, La crise de la culture. éd. GF

Platon, République. éd. GF

Aristote, Éthique à Nicomaque. éd. GF, Trad. Bodéüs.

T.Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Du citoyen. Livre de poche.

J. Locke, Second traité du gouvernement civil, Pensées sur l’éducation, Essai sur l’entendement humain. éd. GF

J-J Rousseau, Emile ou de l’éducation, éd. GF.

Platon, Léon Robin. Quadrige.

Philosophie, Les auteurs, les œuvres. Bordas.

Que sais-je ? La philosophie de l’éducation. PUF, Olivier Reboul.

Une réflexion sur “PHILOPURE : La violence est-elle nécessaire dans l’éducation ?

  1. Coucou cher loac, voici mes 1ers arguments qui portent sur ton introduction:
    Déjà quand j’ai survolé ton exposé, je me suis dit: « tiens ça va être simple, je vais faire ce que les étudiants aiment bien faire pour ne pas trop se casser la tête: thèse, antithèse et synthèse lol bon j’ai vite remarqué que ce n’était pas du tout évident »

    Dans le début de ton intro et de ta 1ère partie, tu nous parle de l’accouchement d’une mère: Déjà pour dire que la violence apparait déjà quand le nourrisson est dans le vendre de sa mère: coup de pieds, contractions de la maman, douleurs, nausées et j’en passe et des meilleurs. A la sortie du bébé qui s’est bien débattu, on peut parler d’une violence positive car elle est necessaire car ça devient une vraie délivrance et une joie pour la maman et pour l’enfant (en général, il peut y avoir des difficultés) et je ne parlerai pas de l’avortement qui est quand même une forme de violence terrible à savoir si elle est necessiare ou pas je pense que c’est d’un autre ordre ou quand l’enfant nait prématuré ou post mortem, je ne pense pas que cette violence est positive, elle est plutôt injuste et crée du chagrin et rancoeur pour les parents (bon ce n’est que mon avis).

    Continuons, on peut se poser la question est ce que la violence physique (une forme de violence car il y en a d’autres: psychiques…)est toujours négative? oui et non (cf exemple de l’accouchement et oui quand on voit la photo de la jeune fille, d’ailleurs merci de nous émouvoir: ça marche mais c’est une réalité malheureusement).
    Merci d’avoir défini le terme de Violence par hubris qui signifie puissance mais est-ce que ce terme n’est pas quelque peu péjoratif? La puissance peut faire référence à la domination (exemple dans un conflit de force, il y a dominé et dominant: on peut le voir dans un couple ou entre un petit frère et son ainé, bref c’est la loi de la jungle.

    tu parles de violence de l’enfant: je me permets de dévier quelque peu le sujet en parlant de l’enfant « animal »: quand sa maman ne le protège pas, il doit devenir rapidement autonome et savoir se défendre face à un monde cruel et hostile et l’animal doit se montrer puissant et très débrouillard alors que l’enfant « humain » peut être amené mais plus tard à se débrouillé seul (quand il est adolescent, je prend un exemple de la perte d’un parent ou un divorce, souvent l’ainé s’occupe de ses petits frères et soeurs).
    Je souhaiterai poursuivre dans le terme de violence positive: ex: je me fais violence de faire des efforts (avoir de bonnes notes à l’école, grandir en volonté) souvent on utlise une expression courante: « se faire violence » ou un autre exemple, quand l’enfant prononce ses premiers mots: papa, maman,(ça produit une joie pour l’enfant et les parents autour ou quand l’enfant apprend à marcher) Voilà des violences positives car ça génère une bonne volonté de la part de l’enfant et cette violence est necessaire et du coup, ça devient un plaisir (plaisir de réussir, autosatisfacton).Mais je me pose la question est ce que l’enfant en est conscient?

    Voilà pour le 1er jet, la suite arrivera en te souhaitant par avance un joyeux Noël, au plaisir de pouvoir te répondre à tes exposés.Bien amicalement

    Christophe

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