PHILOPURE

Article de recherche : De l’élargissement du cercle herméneutique à l’ensemble de la philosophie dans sa réalité historique

Sommaire :

             Introduction

  1. La vie historique :

    1. L’histoire et le temps.

    2. L’historicisme.

    3. L’impasse du conflit entre historicisme et antihistoricisme.

  2. L’histoire de la vie : vers une phénoménologie de l’histoire ?

    1. La science du vivant.

    2. Comprendre l’histoire comme un système auto-référentiel.

    3. De la phénoménologie aux sciences de la culture.

    Conclusion

    Bibliographie

    Notes

 Liste des abréviations :

 PFS Philosophie des formes symboliques, suivi de la tomaison

 SF Substance et fonction

Introduction :

S’atteler aux conflits herméneutiques en histoire de la philosophie in medias res, c’est risquer de manquer une mise à l’épreuve globale et efficace des positions qui s’ y opposent. La réflexion sur la méthode en histoire de la philosophie n’est pas seulement la première difficulté rencontrée mais c’est un obstacle qui précède toute démarche d’analyse et de compréhension. S’interroger sur les différentes méthodes proposées en herméneutique nécessite déjà au préalable une interrogation sur sa propre méthode de réflexion. L’obstacle est de taille puisque se poser la question de sa propre méthode pour penser celles du passé ou celles actuelles nécessite justement un travail en histoire de la philosophie.

Comment donc investir l’histoire de la philosophie ou plutôt, quelle démarche peut-on se proposer à cette fin ? Sa visée consistant en un horizon de vérité, il s’agit pour ainsi dire de tenter la traversée d’un large fleuve. Et les œuvres des philosophes du passé sont autant de pierres comme des tentatives pour se rapprocher de l’autre berge, cet horizon de vérité. La prudence est donc de mise pour ne pas glisser dans l’erreur ou se diriger vers une impasse. Si ces tentatives ont contribué à avancer vers cet objectif de connaissance la plus élevée et la plus sûre, elles ont essuyé des échecs ou comportent des erreurs, des limites et des critiques. Dans ce soucis de scientificité il faut éviter ces erreurs ou ces impasses, soit qu’il s’agisse des œuvres elles-mêmes ou de la façon de les considérer. Pour ce faire la démarche que l’on peut adopter consiste à considérer toutes ces œuvres dans leur ensemble et dans le temps. Dans leur ensemble car c’est ce que semble devoir faire l’historien de la philosophie. Il observe chacune d’entre elles, les apprécient pour ce qu’elles sont ainsi que les unes envers les autres. La question sera de savoir pourquoi l’historien de la philosophie fait cela et si c’est bien là ce qu’il a à faire. Mais avant il convient de considérer toutes ces œuvres dans le temps. Car il n’y a pas d’histoire sans temporalité. Aussi avant de s’intéresser à l’histoire de la philosophie il faut commencer par faire de la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire qu’il faut comprendre l’histoire pour y comprendre l’histoire de la philosophie. Par là l’historicisme et l’antihistoricisme seront étudiés dans cette perspective. L’une comme l’autre, soit qu’elle considère pour ce qui est de l’historicisme qu’il faille coïncider avec l’auteur pour aller plus loin que lui ou à l’inverse qu’il faille accorder à l’auteur le bénéfice du doute en partant du principe que celui-ci savait ce qu’il faisait et qu’il l’eut bien fait, dans les deux cas, les œuvres et leurs auteurs ne sont pas pris dans leur réalité, c’est-à-dire dans la structure de la temporalité historique à laquelle à la fois ils appartiennent et participent.

L’histoire étant indéfectible de la temporalité, il sera question d’interroger cette dimension temporelle et de constater que deux conceptions du temps sont possibles. La première est celle de la science dont Bergson montre qu’elle n’est pas propre à en comprendre la réalité. La réalité du temps n’est ni linéaire ni sécable mais essentiellement durée. Plus que cela cette durée est vécue, le temps n’est réellement tel qu’en ce qu’il fait l’objet de l’expérience individuelle. Aussi cette introduction de la vie dans le temps est une introduction de la vie vécue dans l’histoire et cette redéfinition de la temporalité conduit à une nouvelle conception de l’histoire. Et c’est dans cette nouvelle conception que l’historicisme sera abordée par les travaux de Dilthey. S’agissant d’un relativisme historique et social, l’entreprise historiciste de Dilthey trouvera de nombreuses limites et critiques, notamment celles de Strauss qui montre les contradictions et les faiblesses d’une telle position. C’est à travers la critique straussienne de l’historicisme non pas qu’il s’agira de dépasser la position relativiste mais d’en observer les déficiences. Il sera question d’une correction et non d’un dépassement car d’une part, la démarche de Dilthey demeure un appuie solide dans cette démarche de compréhension de l’histoire et de l’histoire de la philosophie, et d’autre part, d’autres insuffisances apparaîtront aussi quant à la démarche de Strauss lui-même qui tend non pas à vouloir faire mieux que l’auteur en tentant de l’incarner mais à donner crédit et autorité à l’auteur en tant qu’homme, considérant que lui seul fut maître de sa pensée qu’il s’agit de scruter et de décrypter à travers ses oeuvres. Selon Strauss ces problèmes sont importants pour l’histoire de la philosophie en ce que l’historien de la philosophie a à trouver dans cette histoire les éléments de réponse aux problèmes qu’il rencontre en son temps. Mais comment retrouver la résurgence de ces problèmes dans une époque donnée, voire de celle de l’historien dans sa modernité, si ce n’est à travers la pensée d’un ou de plusieurs individus ? Comment comprendre ces œuvres qui font autorité si ce n’est en les saisissant dans leur réalité historique, en coïncident d’une manière ou d’une autre avec l’auteur ? Ou encore, comment déterminer quel penseur est important et lequel ne l’est pas ? Cette opposition entre l’historicisme et l’antihistoricisme peut conduire à formuler le problème de l’histoire en général ou de l’histoire de la philosophie en particulier en ces termes, à savoir s’il faut donner priorité aux changements et aux contrastes des contextes qu’offre l’histoire ou bien s’il faut rester attaché à une certaine continuité, à ce qui dure à travers tous ces contextes ? À fin d’objectivité concourante à l’horizon de vérité, cette question n’appelle pas un choix mais bien plutôt un constat, parce qu’il ne s’agit pas de choisir entre les deux. Le philosophe comme l’historien de la philosophie ne doit pas faire l’un ou l’autre de ces renoncements mais il doit faire l’effort de penser l’un sans donner une moindre importance ni s’interdire la pensée de l’autre. Car toute la difficulté attenant à ces deux tâches consistant à penser soit la continuité soit les ruptures de l’histoire de la philosophie est non pas de considérer d’un côté ce qu’aurait pu penser un auteur et de l’autre pour l’antihistoricisme ce qu’il a très bien pensé et qu’il faut comprendre pour le compte des faiblesses de sa modernité mais cette difficulté réside bien plutôt dans cette tension entre le vécu d’un auteur et sa pensée, c’est-à-dire entre le vécu d’un auteur et la survivance des problématiques qu’il fit émerger. Et cette tension n’induit pas un choix mais bien plutôt de pouvoir penser les deux en même temps, de comprendre le rapport mutuel entre continuité et discontinuité dans l’histoire de la philosophie.

C’est par un retour aux sciences de la nature que nous aborderons cette seconde partie, et plus particulièrement par un détour en biologie. Si la philosophie peut concourir aux sciences naturelles, ces dernières peuvent à leur tour fournir des enseignements à la philosophie. Cet enrichissement philosophique s’opèrera par un tournant majeur de la biologie consistant à ne plus concevoir le vivant de façon mécanique et hiérarchisée mais comme un système auto-référentiel. Dès lors notre vision sera élargit et pourra se convertir à la réalité de l’histoire. Il ne s’agira pas de s’engouffrer dans une démarche scientifique mais de rester attaché à notre objet propre en fournissant à notre horizon de vérité cette nouvelle perspective, celle de l’histoire conçue comme un système auto-référentiel. Les questions fuseront alors, entre autre celle de savoir quelle est la pertinence d’une conception de l’histoire sur le modèle du vivant. Il ne sera pas possible d’en rester seulement à cette modélisation mais il faudra considérer, sous ce prisme, l’histoire dans la complexité de sa réalité, c’est-à-dire le rapport du factuel et du virtuel, que ce soit pour la pensée mais aussi l’art, la politique et tout ce qui a attrait à l’homme. L’homme complique son histoire, il la repense, la réintègre dans son contexte, la malaxe et l’entremêle à son époque. La question sera alors de penser la fonction d’un tel système auto-référentiel, c’est-à-dire de penser la possibilité d’une phénoménologie de l’histoire qui comprendrait ce qu’a effectivement pensée un auteur en même temps que ce qu’il aurait pu penser.

  1. La vie historique

    1. L’histoire et le temps

L’histoire est indéfectible du temps, il n’y a d’histoire que par la succession d’évènements dans la durée. Il s’agit donc de savoir ce qu’est le temps pour lui-même et dans l’histoire. Le fait est que Bergson oppose la durée au temps scientifique comme étant quelque chose qui lui manque implique que cette dernière, dans son appréhension de la temporalité ait commis une erreur1. Mais qu’est-ce que l’erreur ? En quoi une démarche de vérité peut-elle conduire à l’impasse dans une telle entreprise ? Toute science se propose de connaître l’objet qu’elle se donne pour lui-même, dans sa réalité, c’est-à-dire objectivement. Il est question de discerner son être propre en le distinguant de son apparaître, telle la droiture d’un bâton vis-à-vis du bris de son apparaître plongé dans l’eau. Mais qu’est-ce qui détermine la certitude de cette distinction entre un être vrai et un apparaître faux ? Parce que le bâton que je vois est brisé dans l’eau, il l’est vraiment, il l’est réellement. Est-ce là deux réalités contradictoires ou bien deux réalités toutes aussi véritables l’une que l’autre ? L’un des principaux problème de la philosophie de l’histoire est similaire à celui-là. Y a-t-il une histoire des choses elles-mêmes, ont-elles leur histoire propre ou bien cette histoire n’est-elle que la conséquence d’une démarche rétrospective de la conscience humaine ?

C’est cela qu’il faut éclairer par l’analyse bergsonienne du temps. Le temps scientifique correspond à une réalité scientifique, comme la droite réalité d’un bâton immergé. Mais cette réalité scientifique est partielle, imparfaite. La connaissance d’un objet dans sa réalité ne peut se réduire à ce type de connaissance au risque qu’une telle affirmation ne s’avère erronée. Erronée car l’apparence brisée est elle aussi réelle, et un réel immédiat, lui aussi objectif ne serait-ce qu’en raison du fait qu’il soit constatable et admissible par tous, et qu’en cela aucun de nos sens ne nous trompe vraiment. Il est bien tel qu’il m’apparait, c’est-à-dire tel que je le vis dans l’instant. C’est ici que deux conceptions du temps sont possibles et la science ne fut en pouvoir de n’en comprendre qu’une seule. En cela quelque chose échappe à la science. Car le temps dure pour la conscience, il ne se divise pas en instants isolables. Ce qui fait que cette durée est vécue c’est qu’elle est mémorisée, que le passé ressemble au présent. Le temps n’est donc pas linéaire, car la mémoire est coextensive, elle peut faire des associations entre un passé devenu virtuel replié dans le présent et ce même présent. Cette immanence du passé dans le présent montre bien que le temps dans sa réalité est bien plus une durée, un flux qu’un amas d’instants linéaires. Ce flux de la durée est vécu intérieurement et il est intériorisé par la mémoire. Selon Bergson cette durée vécue se saisit par l’intuition qu’il oppose à l’intelligence qui elle ne saisit qu’un temps fixe et dénué de sa réalité essentielle, c’est-à-dire dénué de la durée. Bergson reproche à la science de « ne pas voir que l’essence de la durée est de couler et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure »2 au sens où l’intelligence ou « l’analyse opère sur l’immobile alors que l’intuition se place dans la mobilité ou, ce qui revient au même, dans la durée. Là est la ligne de démarcation bien nette entre l’intuition et l’analyse. ».3

Bergson comprend ainsi que le temps est la coexistence du virtuel et de l’actuel, voire même du virtuel dans l’actuel. Aussi est-il possible de comprendre que l’histoire est une mémoire, une mémoire du vécu passé dans le vécu actuel. L’histoire ne peut plus seulement être une chronologie qu’il serait possible de fixer sur une simple fresque mais c’est aussi une intuition de la vie que la conscience porte virtuellement en sa mémoire dans le présent de son vécu. La vie est donc introduite dans l’histoire, elle habite l’histoire et en constitue l’essence de sa réalité. La vie n’est pas seulement matière mais elle est aussi une durée, une mémoire.

2. L’historicisme

Si deux conceptions du temps s’opposent, à présent c’est aussi deux savoirs, deux sciences qui s’opposent. D’un côté les sciences de la nature s’attachent à la fixité des objets pour en dégager une connaissance qui légifère sur une réalité qu’elle tronque et dénature. Et si de l’autre l’essence du temps est de couler le projet historiciste consiste en une réification des sciences humaines à partir de ce tournant herméneutique opéré par Bergson. Sans associer Dilthey à Bergson, cette vie dans la durée est intégrée par ce premier à une nouvelle conception de la connaissance de l’homme qui intègre l’expérience vécue. Pour être connue, cette expérience vécue doit être comprise dans son interaction avec cette même compréhension rétrospective et l’expression ou la trace de l’esprit dans ses manifestions sensibles. Dilthey oppose ainsi la science de l’esprit aux sciences de la nature ou encore il oppose « l’élaboration de la conscience historique » à « la croyance en la validité universelle d’une quelconque de ces philosophies qui ont entrepris de traduire le monde, de manière coercitive, en un réseau de concepts »4. Sa critique ne s’adresse donc pas seulement aux sciences de la nature mais aussi à toute « traduction », même philosophique. Car traduire le monde sous forme de concepts est, d’une certaine manière et en ce sens, lui faire violence. Si l’histoire est un temps mémorisé, que le temps est une durée qui est elle-même une mémoire, alors « un réseau de concepts » est plus qu’impropre à en saisir la réalité pour en avoir une connaissance authentique et valable. Un tel réseau est linéaire alors que la durée ne l’est pas, elle entremêle un passé virtuel dans le présent. De plus le concept a pour fonction de contenir un sens général. Par là le concept tend à fixer le sens de la réalité dont il entend se saisir. Or cette réalité n’est justement pas fixe mais fluide, elle est insécable. Cette réalité n’est contenue que par la mémoire qui est elle-même coextensive, c’est-à-dire qui mêle en elle l’actuel de son vécu et le virtuel de son passé qu’elle peut associer. Un concept n’est pas une mémoire mais c’est une tentative de généralisation analogue à celle des sciences de la nature.

On pourrait ainsi comprendre que Dilthey renvoie les sciences de la nature à leur erreur, comme si elle n’était en aucune façon capable de voir cette réalité pourtant immédiate et intuitive. Ce n’est toutefois pas le cas et Dilthey manifeste comme un soin à leur égard en leur montrant qu’elles aussi ont compris comme une connaissance individuelle de la vie, dans un rapport à son contexte. C’est le cas de la biologie à propos de laquelle, nous dit Dilthey « La théorie de l’évolution est nécessairement liée au savoir de la relativité inhérente à la vie dans sa forme historique. »5. Ici la science est bien parvenu non pas à réellement se saisir de l’essence du temps et donc de la vie mais pour ainsi dire à s’en rapprocher. La théorie de l’évolution marque un tournant dans la compréhension du vivant parce qu’une dimension temporelle et historique s’y intègre. Une loi, celle de l’évolution, comprend le vivant en tant qu’objet de la science mais aussi dans une certaine forme de durée. Certes il ne s’agit pas de la durée comme Dilthey l’entend, c’est-à-dire insécable, intérieure, expérimentée permettant une science de l’individu mais tout de même il y a ici dans cette référence comme une concession faite aux sciences de la nature en même temps qu’une indication. En effet ces sciences sont parvenues ici à se rapprocher d’une certaine réalité temporelle, ce qu’indique Dilthey, mais cela montre aussi quel chemin l’historien de la philosophie a à prendre, celui-là même que Dilthey entend ouvrir et éclairer.

Ce chemin est celui de cette relativité historiciste qui s’incarne d’abord et en propre dans l’individualité. Cette individualité est l’objet de l’historicisme, un objet mémoriel qui en vertu de la relativité de ce qu’il aurait pu porter virtuellement en lui est meuble, volatil et donc très singulier. Refusant que l’histoire constitue l’objet universel d’une philosophie de l’histoire totalisante, il fait du savoir historique un savoir portant sur des individualités. Il s’agit d’une connaissance de leur conditionnement spirituel, sociologique et historique. On retrouve donc ici l’opposition de deux réalités, celle réifiée par les sciences qui considèrent que le bâton est réellement droit même immergé dans une eau qui le fait apparaître brisé et celle ici de Dilthey qui considère ce bâton tel qu’il est vécu individuellement, c’est-à-dire brisé. Au regard de l’histoire cette conception est très intéressante en ce qu’une certaine idée universelle par exemple de la morale ne pourrait pas rendre raison des atrocités d’une certaine culture, d’un certain régime politique ou d’un certain individu isolé. Un tel universalisme place la démarche de connaissance en surplomb de son objet, dans une réalité réifiée et fictive au lieu de se situer dans la réalité même de cet objet. Cette réalité objectale ne comporte ainsi un universalisme qu’en ce qu’il constitue un présupposé construit par un certain contexte historique. Ainsi chaque époque possède ses présupposés universaux qui dépendent de la façon dont ils ont été produits par la pensée. Aussi comprendre un auteur, c’est refaire selon Dilthey ce que lui-même a fait, c’est reconstruire son œuvre et donc son parcours spirituel et réflexif.

Pour préciser l’importance et la pertinence de cette démarche historiciste, l’exemple de saint Augustin au regard de notre modernité est assez éclairante. Comment comprendre l’oeuvre augustinienne sans s’intéresser à son contexte historique ? Comment comprendre son apparition sans s’intéresser à sa vie, son environnement, son contexte géo-politique, son passé qu’il étudia et dont il hérita d’ailleurs, et comment comprendre Augustin pour lui-même sans comprendre que dans la réalité sociale et spirituelle de cette époque, l’athéisme n’existait pour ainsi dire pas ou était très marginal et considéré bien plutôt comme une hérésie ? Deux choses sont en jeu ici. La première est bien celle d’une immersion dans le contexte spirituel, social et historique d’un individu ou d’un certain ensemble caractérisé d’individus pour comprendre dans sa réalité vécue cette même époque et l’apparition des œuvres et des esprits qui la jalonnèrent. Mais il y a une seconde chose qui concerne justement l’implication dans l’histoire de celui qui pense l’histoire. Pour comprendre le problème posé par cette implication ou ingérence il faut là encore se référer à la connaissance de l’individu pour lui-même. Augustin ne vivait pas à une époque ou l’existence de Dieu était un postulat réfutable mais il vivait cette existence comme une évidence aussi bien sociale que vécue par la foi. Aussi d’ailleurs devrait-on ici parler de Saint Augustin et non d’Augustin puisque cette seconde nomination est une ingérence rétrospective dans le contexte de l’individu que l’on se donne à connaître. Dénommer cet auteur « Augustin » c’est ne pas faire référence à sa religiosité, à sa théologie mais bien plutôt au penseur, au philosophe ce qui sous-entend déjà l’introduction d’une distinction qui n’existait pas à son époque.

Sans entrer plus avant dans le détail des considérations possibles d’Augustin et de son époque, il est question ici de montrer l’importance et l’implication de l’historicisme pour la philosophie de l’histoire si ce n’est déjà même pour l’histoire de la philosophie, ce qu’entend aussi montrer l’analyse de cet exemple augustinien.

L’historicisme est important en ce qu’il replace l’historien dans le contexte de l’auteur qu’il entreprend de comprendre, dans son vécu. Plus encore ce vécu a du sens en soi, pour celui qui le vit mais aussi un sens pour celui qui le vit rétrospectivement. Ainsi pour là aussi bien comprendre par exemple Thomas d’Aquin il est important d’avoir compris au préalable Augustin dans sa réalité, dans son contexte spirituel, sociologique et historique pour bien comprendre ensuite la nature historique de l’héritage des successeurs d’Augustin. En ce sens donc, « au regard qui embrasse la terre, affirme Dilthey, il n’y a plus de validité absolue d’une quelconque forme particulière de conception de la vie, qu’elle soit religion ou philosophie. »6. C’est-à-dire que cette incarnation de l’historien, ici de la philosophie de l’esprit qu’il se donne à comprendre pour comprendre sa pensée n’est pas une fin en soi mais le moyen d’explorer cette virtualité. Le temps, la durée, permet à l’historien de la philosophie de reprendre l’oeuvre d’un auteur à son compte, de se la réapproprier comme l’aurait fait son auteur, de reproduire cet acte créateur pour coïncider avec lui et penser ce à quoi l’auteur lui-même n’aurait pas pensé ou encore ce qu’il aurait pu penser. L’historicisme considère donc que rien n’est finit ni résolu dans l’histoire de la philosophie et qu’il faut au contraire se replacer dans l’esprit de l’auteur, coïncider avec lui et son temps ou encore élaborer « la conscience historique »7 afin d’explorer ces virtualités philosophiques.

Mais comment ne pas considérer cette démarche comme une ingérence ? Comment, comme c’est le cas en science, ne pas se poser la question d’une contamination de ce que l’on se donne à étudier ? Comment être sûr qu’il s’agisse toujours bien d’Augustin ou de Platon lorsque l’on se propose de se mettre à sa place et de poursuivre sa réflexion, d’explorer ce qu’il aurait pu penser mais qu’il n’a pas pensé ? Comment comprendre là encore Augustin sans lui conférer la portée qui se veut être la sienne c’est-à-dire justement une validité absolue et universelle ? Comment en faire un postulat historico-contextuel sans dénaturer Augustin et ainsi manquer sa coïncidence avec lui ? Comment penser le rapport entre un contexte individuel donné qui promeut une validité universelle, une démarche de compréhension relativiste de cet individu dans son contexte et en même temps le refus d’accepter son universalité ? N’y a-t-il pas là un problème, une contradiction ? Il semble que cette idéal d’incarnation philosophique conduise d’une façon ou d’une autre à une ingérence rétrospective de l’historicisme qui veut comprendre un individu dans son vécu sans pourtant prendre en compte certains éléments de sa réalité, qu’il s’agisse d’une prétention universelle ou de ce qu’un auteur aurait pu penser mais qu’il n’a toutefois pas pensé. Comment à la fois accepter par une juste compréhension un individu qui pense et soutient un certain universalisme et un dénie de validité universelle de toute conception universaliste ?

3. L’impasse du conflit entre historicisme et antihistoricisme

À nouveau c’est la question de la scientificité de l’histoire qui se pose ici. Si l’historicisme propose une connaissance authentique de ce qu’elle se donne à connaître en coïncident par une « conscience historique », elle ne règle pas pour autant la question de sa validité objective, notamment en raison de son relativisme. Ce relativisme ou cette volonté de penser ces virtualités philosophiques des auteurs est l’endroit de l’une des attaques les plus fondamentales de la critique straussienne de l’historicisme. Ce dernier refuse de s’enfermer dans cette contextualisation par l’individu comme condition de connaissance. L’individu ne permet pas seulement une connaissance de l’individu mais une connaissance plus élevée et pour ainsi dire à un certain égard détachée de l’individu qui l’a fait naître. Aussi Strauss écrit :

« L’« historien de la philosophie » est un homme qui sait qu’il n’a pas encore compris la pensée de Platon et qui s’intéresse sérieusement à la compréhension de la pensée de Platon parce qu’il soupçonne qu’il pourrait avoir à apprendre de Platon quelque chose de la plus haute importance. C’est pour cette raison que la pensée de Platon ne peut pas devenir un objet, ou un spectacle, pour l’historien (…). »8

Ce que Strauss exprime ici c’est cette contradiction, cette tension de l’historicisme qui, en comprenant certes fidèlement un individu ou un auteur dans son conditionnement spirituel, social et historique le prive et prive tout philosophe de l’histoire ou historien de la philosophie de poursuivre un horizon de vérité élevé à l’universel ou du moins au général. N’est-on pas enfermé dans un « spectacle », celui d’une œuvre voire même celui de l’histoire de la philosophie ? Où se situe la philosophie dans cette démarche, où est le philosophe qui pense son temps à la suite et à partir de ceux qui ont ainsi progressé ? Strauss montre ici que l’intérêt n’est pas vraiment la seule compréhension de ce vécu individuel mais le sens qui s’en dégage pour l’historien, celui de l’oeuvre qui se suffit à elle-même, comme si l’auteur y avait là tout dit, que sa pensée y était entièrement présente et présentée. Par là, Strauss entend montrer que ce qui fait l’intérêt supérieur de l’histoire et ici en l’occurrence de l’histoire de la philosophie ce n’est pas de connaître un certain contexte pour lui-même mais d’en saisir une connaissance qui d’une part n’est pas présente au contexte actuel et qui de surcroit peut s’avérer opérante dans ce même présent.

L’histoire est une mémoire, et une mémoire d’une incroyable complexité puisqu’elle replie en elle-même autant de vécus qui ont eux-mêmes renfermé en leurs mémoires individuelles des passés eux aussi devenus virtuels. L’histoire est un jeu constant et perpétuel de virtuels qui se replis dans la mémoire de l’actuel. Aussi a-t-on de l’expérience en grande quantité pour apprécier sa modernité et en déceler les déficiences. Par conséquent « l’histoire prend un sens philosophique pour des hommes qui vivent à une époque de déclin intellectuel. »9. Par exemple et pour reprendre celui de Platon à Strauss, la pensée de Platon nous intéresse et nous fournit un enseignement vis-à-vis des démocraties contemporaines. Les difficultés que nous vivons à notre époque trouvent en la pensée de Platon une profondeur que nous ne saurions nous donner. Soit il est possible de comprendre que Platon avait raison, que la démocratie est le signe d’un déclin, d’un degré le plus bas pour ce qui est de la santé d’un peuple et du régime politique qu’il habite, soit on considère aux vues de la postérité historique qu’une hiérarchisation telle que la propose Platon ne permet pas d’assurer un régime politique sain et stable, ce qui renverse ainsi sont échelle de valeur pour ce qui est des régimes politiques. Alors se redirige-t-on dans une autre direction par le concours négatif et/ou positif de la pensée de Platon telle qu’elle est, c’est-à-dire toute entière en ses œuvres, pour se demander par exemple si ce qui fait la qualité d’un régime politique ne tient non pas à sa nature structurelle, qu’il s’agisse d’une monarchie, d’une oligarchie, d’une dictature ou d’une démocratie mais à la nature de son ou de ses dirigeants. Car un bon monarque, un bon empereur voire même un bon dictateur sont tout à fait concevables, ou en tout cas bien meilleurs qu’une démocratie déliquescente en proie à l’ignorance, à la corruption et au désordre. Aussi peut-on plutôt penser une échelle de valeur des régimes politiques selon qu’ils garantissent au mieux un bon exercice du pouvoir, échelle sur laquelle cette fois la démocratie peut se retrouver au plus haut.

Pour en revenir au propos de Strauss, ce qui est objectif et donc objet de science en histoire et ici en histoire de la philosophie, ce n’est pas tant une « conscience historique » avec laquelle il faudrait coïncider, lié et enfermé dans « la relativité inhérente à la vie sous sa forme historique »10 mais ce sont les « problèmes fondamentaux » qui ouvrent la voie à un « horizon naturel », c’est-à-dire à la condition de possibilité d’une connaissance générale voire universelle. Cet horizon consiste en la possibilité d’un lien entre cette relativité individuelle et « la permanence des problèmes fondamentaux »11. Le fait est que ces problèmes perdurent en dépit de ce qui ne représente finalement plus que des changements contingents constitue le véritable socle d’une science de l’esprit, d’une philosophie. Il n’y a d’objectivité que de ce qui peut être commun à tous les individus. Et ce qu’il y a de commun à tous les individus en tout temps et en tout lieu ce sont bien pour Strauss ces problèmes structuraux. Il s’agit de savoir comment se gouverner, comprendre la place de l’homme dans le monde, sa nature ou encore le rapport de sa nature avec la nature elle-même. Si ce ne sont pas là des exemples empruntés à Strauss, on comprend bien que le relativisme de Dilthey est à lui seul insuffisant à une connaissance valide de l’histoire et en histoire de la philosophie.

Strauss critique d’ailleurs durement ce relativisme, cette « opinion selon laquelle toute pensée est fondée sur des présuppositions absolues qui varient selon les cultures, des présuppositions qui ne sont pas contestées et qui ne peuvent être contestées dans la situation à laquelle elles appartiennent et qu’elles « constituent ». »12. C’est que l’historicisme s’enferme hermétiquement dans son soucis de compréhension objective de l’histoire, dans cet idéal de mieux comprendre l’auteur qu’il ne s’est lui-même compris, comme s’il ne s’agissait que d’un spectacle, de remonter les décors et de rejouer le passé comme une pièce de théâtre. Cette démarche s’empêche ainsi d’en apprendre davantage si ce n’est même d’apprendre ce qu’il y a de plus important à apprendre, c’est-à-dire les conditions de validité de ces pensées historiques ainsi que leur valeur vis-à-vis du présent de notre modernité. Si le relativisme affirme que tout est relatif, critique encore Strauss, cette position n’est donc pas elle-même relative et ne respecte pas le principe de non contradiction.

Par là ce qui est important pour lui dans la connaissance historique ce n’est pas tant la contingence des évènements, leur relativité apparente mais les problèmes qui les habitent, qui les dirigent, les structures et permet d’établir des associations entre ces œuvres pour elles-mêmes et notre modernité pour élargir ce champ, cet « horizon naturel » qui permet de s’élever vers une connaissance toujours plus valide et élevée. Connaître Platon pour Platon c’est ainsi lui accorder le bénéfice du doute, postuler qu’il a produit ces dialogues avec soin, maîtrise et cohérence. S’attacher à ce relativisme c’est ainsi se fermer à la permanence de ces problèmes qui se trouvent et n’ont d’objectivité que dans la pensée réelle et concrète des grands penseurs. Un tel relativisme conduit ainsi à s’aveugler dans l’impasse d’un changement perpétuel et dans toutes les possibilités éventuelles qui parcours l’esprit d’un auteur ainsi ingéré d’une sorte de spéculation rétrospective. Or, si la critique de Strauss est fondée, elle est quelque peu trop radicale et comporte elle aussi des insuffisances. Contre ce relativisme il donne un certain crédit à la portée universelle des doctrines du passé. Il propose de comprendre les pensées du passé plutôt que de les critiquer ou de les réduire à des présupposés contextuels. Ainsi soutient-il que l’on peut aussi présupposer que l’auteur que l’on considère sait ce qu’il fait, qu’il a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait et ce, dans le seul but de régler nos propres problèmes. Mais alors, ce crédit accordé aux grands auteurs n’est-il pas lui aussi un présupposé ? En quoi cette confiance assure-t-elle que le philosophe du passé n’a pas fait d’erreur, n’a pas manqué quelque chose dans sa pensée ? Plus encore, sur quels critères baser sa sélection de ce qui doit être un grand auteur digne de l’historien de la philosophie ? Par exemple, qu’est-ce qui permet à Strauss d’écarter les philosophes français de la liste des grands penseurs ? Ce qui est gênant ici c’est de segmenter l’histoire de la philosophie, de la ceindre en quelques grands penseurs représentatifs de l’histoire de la philosophie et de les considérer comme suffisant au travail en ce domaine. De fait les auteurs de l’histoire de la philosophie dans son ensemble n’est pas considérée dans sa réalité, dans sa durée, c’est-à-dire dans son mouvement propre et dans son évolution réelle. Dès lors il ne peut être question d’en faire des objets de connaissance valide.

Ici se pose justement le problème de savoir quel doit être l’objectif de la philosophie de l’histoire et de l’histoire de la philosophie ? L’antihistoricisme, en fondant son refus de ce qui ne serait qu’une sorte d’historiographie spéculative et en considérant que toute la pensée des auteurs est contenu dans leurs oeuvres ne pourrait-il pas aussi conduire l’historien de la philosophie à confronter les différentes époques ou pensées entre elles de façon à apprécier la manière qu’elles ont eu de résoudre les problèmes qui furent les leurs afin d’en apprendre davantage encore sur l’état de notre propre modernité ? La négation de ce qui constitue le recul critique ne représente-t-il pas l’abolition d’un pare-feu contre l’erreur ? Autrement dit, l’attitude critique qui permet d’éprouver la validité d’une connaissance ne doit-elle pas aussi consister en une confrontation de ces époques ou de ces œuvres avec d’autres que celles de la modernité de l’historien ? Ou encore, en parlant d’intérêt d’autant plus supérieur pour ces problèmes fondamentaux de l’histoire de la philosophie en période de déclin, Strauss n’en revient-il pas finalement à une conception historiciste en sachant qu’il n’y a déclin que relativement à un progrès ?

Il y a à ce stade un problème de priorité. Faut-il d’abord penser le changement au détriment de la permanence ou au contraire penser la permanence comme si les changements n’étaient que secondaires et superficiels ? Cette question est mal formulée, car il ne s’agit pas de faire un choix mais au contraire de savoir penser les deux à la fois sans altérer l’une ou l’autre de ces dimensions de la réalité. La réalité est tout autant virtuelle qu’actuelle. L’actuelle comprend en lui des virtualités et le virtuel s’est actualisé et s’actualise et redevient virtuel une fois vécu et mémorisé. Pour répondre à une telle exigence de penser ensemble continuités et ruptures, il faut déjà opérer un changement de vision, c’est-à-dire qu’il ne doit plus être question d’aborder ce problème de façon hiérarchique.

  1. L’histoire de la vie : vers une phénoménologie de l’histoire ?

    1. La science du vivant

Comme cela a déjà été dit notre démarche consiste à ne pas glisser sur une des pierres qui jalonnent notre cheminement vers cet horizon de vérité quant à l’histoire et l’histoire de la philosophie. S’en tenir à l’une ou l’autre des positions entre l’historicisme et l’antihistoricisme c’est bien risquer de glisser dans l’erreur. Cette erreur est double. D’un côté il s’agit de ne pas voir qu’il n’est pas question d’un choix mais bien plutôt d’un problème de vision. Et de l’autre il est question de critiquer ces deux démarches qui indiquent comment aborder l’histoire de la philosophie sans au préalable la définir et surtout, sans la définir dans sa réalité temporelle. C’est comme si un artisan expliquait comment travailler une certaine matière sans avoir ou sans donner de connaissance préalable de cette matière. Un potier qui expliquer comment travailler et cuire l’argile ne peut pas ne pas aussi savoir quelles sont les propriétés de cette matière, par exemple sa température idéale de cuisson. Pour l’histoire de la philosophie il en va de même. Expliquer comment connaître le pensée en histoire de la philosophie nécessite de la comprendre dans sa réalité, dans cette historicité qu’il convient de comprendre pour ensuite comprendre le travail qu’il faut y entreprendre.

Ainsi, la question de cette réalité attenante au dépassement de ce choix entre l’une ou l’autre des démarches de Dilthey ou de Strauss peut se formuler de différentes façon. Il peut s’agir de se demander quel est le rapport entre la durée et le vécu. Est-ce la durée qui est vécue ou bien le vécue est la durée. Dans le premier cas, celui où la durée est vécu, cette proposition est valide en vertu de la conception bergsonienne du temps au sens où la durée est telle parce qu’elle est vécue. Pour ce qui est de la seconde proposition et toujours en relation avec Bergson, le vécu est vécu de la durée et dans la durée, un vécu du temps dans l’intériorité de sa conscience. Ainsi non seulement la durée se vit mais ce vécu est la condition d’existence de la durée, dans et à travers l’intériorité la conscience c’est-à-dire l’intuition. Il n’y a donc pas de hiérarchie entre la durée et le vécu mais en entrelacs qui se saisit intuitivement. Par conséquent la durée dure en se vivant et le vivant vie en durant si ce n’est en endurant.

Dès lors et pour en revenir à l’histoire, une autre formulation possible de ce problème de vision consiste à savoir s’il faut d’abord voir l’histoire comme l’évolution d’un conditionnement historico-contextuel ou bien comme la résurgence d’enjeux fondamentaux structurant et signifiant objectivement cette relativité historique ?

Il faut ici se rappeler que la biologie a connu ce même type de problème dans une autre expression encore. Est-ce les propriétés informationnelles contenues dans l’ADN qui structurent chaque être vivant ou bien est-ce les phénomènes physico-chimiques qui le structurent et l’organisent ? Ce même problème se trouve à nouveau formulé au niveau du rapport entre les phénomènes physico-chimiques et les propriétés informationnelles contenues dans le matériel génétique. À savoir que l’ADN permet la production des protéines qui sont elles-mêmes à l’origine de l’ADN. Pour dépasser ce cercle vicieux de savoir si c’est l’ADN qui fait les protéines ou les protéines qui font l’ADN la science est elle aussi passée d’une vision hiérarchique de ce type de problème à celle d’une structure auto-référentielle.

Car c’est bien de cela dont il est question à chaque fois, y compris pour l’histoire et l’histoire de la philosophie. Et c’est de surcroit ce que ne semblent pas avoir vu Dilthey et Strauss. C’est à un cercle vicieux auquel l’historien de la philosophie ou le philosophe de l’histoire a à faire face. Un cercle vicieux entre la discontinuité dans la durée des phénomènes particuliers ou individuels desquels émergent ou résurgent des enjeux fondamentaux qui semblent alors et en retour réguler et structurer cette discontinuité de départ.

La biologie a commencé à opérer ce renversement de pensée en passant d’une vision mécaniste du vivant qui opère des coupures dans son objet mais aussi en dehors de celui-ci c’est-à-dire entre l’objet et le mouvement, la durée, et entre l’observateur et le monde physique. Or Bergson présente une autre façon de penser, avec l’exemple du sens des mots en philosophie13 et montre qu’une vision hiérarchique opère des coupes qui altèrent ces mots au point de ne plus les comprendre pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire dans la durée. Ainsi, « si l’on en considère deux qui soient suffisamment éloignés l’un de l’autre, il paraîtront presque s’exclure. Ils ne s’excluent pas, parce que la chaîne des sens intermédiaires les relie entre eux. »14. À trop diviser pour comprendre, la science ou disons toute vision hiérarchique finit par manquer l’objet qu’elle se donne à connaître. Parce que quelque soit l’objet du connaître et surtout s’il s’agit du vivant ou de ce qui a attrait à l’homme, il ne se donne pas divisé mais uni dans le mouvement de la durée. C’est là une critique adressée à la fois à Strauss et à Dilthey. À Strauss car il opère cette division de façon très marquée en sélectionnant seulement les grands penseurs de l’histoire de la philosophie. Or quel grand penseur, quel qu’il soit et sans en dénier la magnanimité, quel grand penseur a pu devenir tel sans « petits » penseurs ? Qu’est-ce que Platon ou Socrate sans les sophistes qui permirent pour ainsi dire à la philosophie de se poser en s’opposant à ceux-là ? Qu’est-ce qu’un grand scientifique sans les travaux préalables d’hommes moindre mais qui, ensemble, permirent à de grands hommes de sciences d’avoir l’intuition de leurs œuvres ? Enfin, comment ne pas prêter attention au réseau d’influences qui fonde et conditionne tout grand esprit ? Ici il est à nouveau possible de comprendre l’émergence de ces grands penseurs justement par cette capacité à voir de la cohérence dans une certaine forme de disparité, à voir une fécondité dans l’erreur et l’incomplétude, c’est-à-dire à être capable de concilier à la fois rupture et continuité dans une seule vision. Et c’est aussi une critique faite à Dilthey en ce que cette capacité des grands penseurs à concilier différentes visions en une seule qui les rassemble ou les dépasse ne fait pas partie de l’ambition de sa démarche. Sa démarche ne cherche pas à suivre l’horizon naturel du développement de l’histoire et de la pensée dans l’histoire. Si elle s’intéresse aux « petits » qui entourent le grand penseur ce n’est que pour mieux incarner un certain esprit, une certaine conscience historique, de le ou la revivre pour poursuivre à sa place ses travaux de réflexion et penser ce à quoi l’auteur en question n’aurait pas pensé ou aurait pour ainsi dire mal pensé. Ce qui est pensé par un auteur du passé n’est plus à repenser par lui. En ce sens son œuvre est achevée, terminée dans la durée de son intériorité. S’il est question pour l’historien de la philosophie de ranimer cet esprit, ce n’est que pour imprégner et fortifier le sien, pour se gorger de cette mémoire du passé. Ainsi les virtualités dégagées ne sont pas tant celles de l’auteur en question mais bien celles de l’historien, qui, en incarnant et poursuivant l’acte réflexif d’un auteur, crée un nouvel esprit, le sien propre. Ce nouvel esprit ce doit être le sien, il doit non seulement l’assumer mais aussi se l’approprier pour être l’esprit de son temps, l’esprit qui pense sa propre modernité, l’esprit qui philosophe. En cela l’histoire de la philosophie est indéfectible de la philosophie. En d’autres termes et ici aussi, philosophie et histoire de la philosophie s’entremêlent. Puisque structure et fonction s’entremêlent, il convient de s’interroger sur la nature d’une telle relation.

À cet égard et pour progresser dans cette démarche, il est intéressant de se référer ici à Spinoza et aux deux définitions de la sphère qu’il propose15. Il ne s’agit pas de comprendre le propos de Spinoza mais simplement d’utiliser ces définitions pour illustrer la compréhension d’un objet dans la durée, de comprendre la durée comme un mouvement et enfin, de comprendre en quoi consiste l’erreur de la science dans la saisie de ses objets. Les sciences et plus précisément les mathématiques définissent la sphère comme un espace fermé à trois dimensions où l’ensemble des points est situé à égale distance du centre. Celle que propose Spinoza consiste à définir la sphère comme un demi-cercle en rotation. Voilà l’exemple de deux définitions dont une prend en compte la durée et dont l’autre l’en exclue. Plus encore dans le second cas la science n’obtiendra jamais la définition d’une sphère mais elle décrira toujours un demi-cercle dans un point donné de l’espace. Le temps n’est pas réductible à l’espace, ce que Bergson précise, expliquant ainsi que « l’intelligence part ordinairement de l’immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées »16 sans pour autant parvenir à la saisie complète et véritable de son objet dans sa réalité. Cette saisie que chacun peut opérer dans cette seconde définition de la sphère est bien une expérience de l’intuition. L’intuition est saisie du changement, de la durée. « Pour l’intuition, nous dit Bergson, l’essentiel est le changement » ou encore est c’est ce qu’il va falloir s’efforcer de faire pour l’histoire, « penser intuitivement est penser en durée »17.

Avant de revenir à l’histoire elle-même puis d’en venir à l’histoire de la philosophie, il faut en considérer ce qu’une telle démarche change pour la conception du vivant en biologie. Pour cela il faut reprendre les problèmes structuraux entre l’ADN et les protéines. Ce qui active ou désactive les gênes ce sont les protéines qui sont elles-mêmes produites par les gênes. Il s’agit d’un cercle vicieux qu’une vision hiérarchique telle que celle du physicalisme ne peut dépasser. Pour une telle vision physicaliste il faut au moins deux niveaux, l’un supérieur et l’autre inférieur, c’est-à-dire un niveau supra et un niveau infra de telle sorte que si on les met en ordre il est possible de déduire le niveau inférieur du niveau supérieur. Or une telle démarche est impossible face au cercle vicieux que représente le rapport entre l’ADN et les protéines. Pour dépasser ce cercle vicieux il faut dépasser cette vision hiérarchique et comprendre qu’en réalité ces deux niveaux ne se juxtaposent pas mais se mélangent. Il ne s’agit donc plus d’une compréhension hiérarchique mais auto-référentielle.

Ces systèmes tels que celui de l’ADN vis-à-vis des phénomènes physico-chimiques ne sont plus des objets, ils ne sont plus de simples référants de la pensée mais ce sont des choses, des systèmes auto-référentiels. Pour donner un exemple simple et immédiat d’un système auto-référentiel où deux niveaux ne se juxtaposent pas ni ne se hiérarchisent, il suffit de simplement joindre ses deux mains. Alors est-il possible d’observer une main qui touche l’autre qui à son tour touche la première etc. Comprendre un système auto-référentiel nécessite cet effort d’intuition bergsonien déjà éprouvé avec cette définition de la sphère comme étant un demi-cercle en rotation. Un système auto-référentiel est donc une chose qui se fait en se faisant. Aussi faut-il à présent opérer ce changement de vision sur l’histoire, puis sur l’histoire de la philosophie jusqu’à la philosophie elle-même.

2. Comprendre l’histoire comme un système auto-référentiel

La vie mais aussi la pensée ou encore le temps deviennent à présent moins énigmatiques. Par exemple le rapport de la vie et de la mort peut être compris non pas dans une relation de concurrence mais au contraire dans un rapport de complémentarité. Le pathologique18 concoure à la vie et la vie n’est vie que dans sa capacité à intégrer ou non l’anomale pathologique. Pour la pensée il en va de même. Par exemple et compris comme une structure auto-référentielle le cogito cartésien devient lui aussi moins énigmatique. Cela devient l’intuition d’une chose qui se fait ou apparaît en se faisant. La certitude de mon être n’est donc possible que dans un mouvement, celui de la pensée qui s’éprouve dans la durée, dans l’expérience immédiate et intuitive. Et cela se retrouve aussi pour la psychanalyse. Il y a deux niveaux, ce qui est de l’ordre de la conscience et un niveau inférieur, le cerveau. On donne des médicaments pour guérir le cerveau mais le niveau supérieur, l’esprit, agit lui aussi sur le cerveau. Sans que cela ne soit encore résolu, la pensée agit sur le cerveau autant que le cerveau peut agir sur l’esprit.

Et pour l’histoire il en va de même. L’histoire se fait en se faisant. Il n’y a pas de niveaux qui se juxtaposent entre une masse d’individualités vivant chacun leur durée intérieure et particulière et la continuité dans un niveau supérieur, celle des problèmes dans lesquels ces individualités se trouvent chaque fois impliqués. Là encore les deux niveaux se mélangent. L’histoire se fait en se faisant. Par conséquent, toutes ces vies singulières se vivent tout en produisant une mémoire et cette mémoire fait en même temps perdurer des enjeux fondamentaux.

La question à présent est de savoir comment faire une science d’une telle structure ? Si pour ce qui est des systèmes auto-référentiels naturels tels que le vivant ou l’astronomie on doit pouvoir en faire une science dite naturelle, encore faut-il se demander quel type de science cela produit. Mais plus encore pour ce qui est des systèmes auto-référentiels tels que l’histoire, ou plutôt les histoires, comment définir une telle science ? Autrement dit, la question est ici de savoir s’il est possible de déterminer la fonction d’une telle structure pour l’histoire.

Pour aller plus avant dans l’examen de cette question, il faut poursuivre l’analyse de la nature de ces structures auto-référentielles. Ce qui va poser problème à la construction d’une science de ces structure, à la détermination de leur fonction c’est qu’il ne s’agit pas de systèmes conservatifs. C’est-à-dire que, contrairement aux systèmes conservatifs, ce que fait un système auto-référentiel modifiera le système. Son action modifie sa structure. Pour donner un exemple, l’évolution du vivant montre bien que ce système auto-référentiel entre les gênes et les protéines modifie sa structure dans la durée, notamment par les mutations génétiques. Ces mutations induisent donc des modifications, des mutations au niveau de la structure des propriétés informationnelles et la fonction du système sera par suite modifiée. C’est ainsi que le vivant s’adapte à son environnement. Par conséquent, un système auto-référentiel n’est pas conservatif mais constructif. Quand le système en question fonctionne, des propriétés nouvelles apparaissent. Le temps agit, il agit dans la structure et la modifie. Il s’ensuit donc qu’un système constructif est dissipatif, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un système ouvert. Le système échange avec son milieu extérieur. Tout système vivant se définit au minimum par la dissipation, la dépense d’énergie. Par la croissance ou la reproduction, le végétal dépense de l’énergie et défit ainsi sa finitude. C’est bien un système ouvert et dissipatif. L’animal quant à lui fait plus, il se meut. Il ne prend pas sa matière première sur place mais se déplace pour la chercher. Et l’homme se trouve au sommet de cette échelle au sens où il est le seul à dépenser de l’énergie non pas seulement pour se nourrir mais à seul fin d’en dépenser. Une telle dépense désigne l’activité de penser qui revient à dépenser de l’énergie dans le seul but de dépenser de l’énergie. L’histoire représente ainsi la trace d’une dépense d’énergie puisque dans l’histoire les hommes se sont déplacés, ont du s’alimenter, se défendre, attaquer, construire, penser, apprendre, jouer, peindre etc. Étant ouverts, ces systèmes ne sont donc pas voués à la destruction mais au contraire à la construction.

Bien qu’il ne s’agisse pas de construire un vitalisme historique, cette analyse est loin d’être étrangère à Bergson et elle permet de comprendre dans quelle mesure l’évolution est créatrice. Le temps a une action constructive.

Il faut à présent en revenir à l’histoire elle-même et essayer d’aller plus loin dans l’examen de la possibilité d’élaboration d’une science de l’histoire par une vision auto-référentielle. Portant d’abord sur des individualités vécues, la détermination historique doit se confronter à ce niveau inférieur. Comment, à partir de ces vécus particuliers apparaît un vécu commun, collectif ? Comment à partir de ces vécus et de son ensemble apparaît et perdure des enjeux ? Pour le dire autrement encore, comment à partir du désordre apparaît de l’ordre ? L’histoire est-elle le fruit du hasard ?

Jacques Monod définie le hasard comme étant le croisement de deux logique différentes19. De fait il faut distinguer le hasard du désordre, du chaos. Car le hasard peut tout à fait produire de l’ordre, la question est de savoir comment. Plus encore est-il est question de comprendre comment à partir du désordre apparaît de l’ordre. Pour cela il ne faut pas comprendre le désordre comme un rien, comme un néant par rapport à l’ordre. Bien au contraire le désordre est un ordre qui se substitue à un autre ordre. Par exemple en chimie lors d’une réaction chimique un ordre moléculaire vient se substituer à un autre et un désordre apparaît lors de la réaction moléculaire. Cela enseigne qu’une telle science des structures auto-référentielles doit être dynamique. Dynamique parce qu’il s’agit d’un système ouvert, dissipatif, constructif et étendu, c’est-à-dire en mouvement dans la durée. Comprendre une réaction chimique dans sa réalité c’est la comprendre dans le temps, dans le temps de son changement pour ensuite comprendre l’émergence d’une certaine permanence, sa loi de changement.

Et il est possible d’avancer que l’histoire et plus précisément l’histoire humaine est le système auto-référentiel le plus dynamique qu’il soit donné d’étudier. Car, si comme c’est le cas pour le vivant il est possible d’observer une complétude du système à travers son auto-organisation, comme le vivant est organique et organisé, l’histoire présente une caractéristique spécifique que le vivant ne possède pas. Dans l’histoire l’homme est capable de se désolidariser de cette structure, de la surplomber et d’agir dessus. Pour ainsi dire, un troisième niveau apparaît. Et ici se révèle toute la complexité de la structure auto-référentielle historique et humaine. Car le vivant agit dans le temps sur sa structure en intégrant différentes contraintes telle que la maladie. Mais le vivant n’agit pas directement sur cette structure, il n’y ajoute pas d’intentionnalité. L’homme est capable de prendre conscience de sa propre limite et ajoute une nouvelle dimension créatrice à celle déjà existante. L’histoire ne se fait donc pas seulement en se faisant mais aussi en étant faite, défaite et refaite. C’est ici que la position de Dilthey quant à pratiquer une démarche historiciste prend un nouveau sens. L’esprit humain malaxe et réintègre les expériences du passé. Ce présent virtualisé dans la mémoire aussi bien collective qu’individuelle peut se réactualiser. Et cette réactualisation est analogue à ce que Dilthey prétendit faire mais à fin d’aller plus loin que la pensée de l’auteur au lieu de le comprendre dans sa réalité historique. On retrouve donc deux dimensions qu’on bien su mettre en avant chacun de leur côté Dilthey et Strauss. D’une part il y a ce niveau inférieur, cette histoire qui se fait dans la durée et un niveau supérieur avec et par l’émergence d’une continuité dans l’histoire des problèmes fondamentaux. Mais il y a aussi une autre dimension qu’il ne faut pas refuser et qu’on ne peut pas nier. Il s’agit de ce troisième niveau, cette capacité rétrospective de l’esprit humain, cette capacité à refaire l’histoire, à la modifier, c’est-à-dire à modifier le passé dans le présent de son esprit pour modifier ce même présent et donc son avenir. Tel un hypercube, la vision d’une telle structure auto-référentielle est quasi impossible. C’est comme s’il s’agissait de se représenter une quatrième dimension et pourtant, il est bien là question d’une réalité qui demeure encore simplifiée. Simplifiée car la réalité et même pour être plus juste les réalités de cette structure sont multiples et mêlent le virtuel à l’actuel. L’actuel des expressions sensibles de l’histoire tels que les manuscrit, les œuvres d’art ou encore les monuments et autres constructions se mêlent au virtuel par le sens qu’elles portent en elle et qui peut être interprété différemment par ses successeurs, c’est-à-dire qui peut changer de sens à travers l’action du temps. Pour nous, l’histoire n’est complète qu’en apparence, elle n’est complète et finie que parce qu’il y a rétrospection et reconstruction chronologique fictive d’une succession de faits déterminés et nécessaires après coup. Mais en réalité il n’en va pas ainsi. La réalité de l’histoire est auto-référentielle et mêle le potentiel à l’actuel. En histoire, cela s’est passé ainsi mais cela aurait pu se passer autrement en vertu d’un potentiel passé actualisable dans le présent. Aussi est-il question de rejoindre Dilthey quant au relativisme mais dans une perspective historico-structurelle. Plus encore, rien n’est absolument achevé, un événement dans l’histoire n’est pas nécessaire et ainsi figé dans le passé mais il comporte un certain sens dans le contexte où il apparaît et peut changer de sens dans la durée car il est intériorisé par la mémoire des objets et des personnes. Le passé est un présent mémorisé qui peut à nouveau être vécu dans un autre présent et se voir ainsi modifié par l’action de ce mouvement dans la durée. Et c’est ce sur quoi travail le philosophe, il cherche le sens des choses pour en interpréter un sens commun, fondamental et donc général et scientifique.

La compréhension historique est ici enrichie d’un élément essentiel, le sens. L’histoire comme structure auto-référentielle ne produit pas seulement de l’énergie voire des adaptations à l’environnement mais elle produit aussi et surtout du sens. Le sens est donc le dénominateur commun aux trois niveaux qui ont été distingués dans ce système auto-référentiel qu’est l’histoire. Chaque vécu particulier donne un sens ou possède un ressenti, une signification de son vécu. Mais le sens n’est pas seulement enfermé dans l’intériorité de la conscience. Il faut rappeler que ce système est ouvert y compris pour le sens. Le sens se partage, notamment par le langage, l’art ou encore la science. Et par ce partage ce sens se modifie. L’histoire n’est donc pas seulement l’évolution des choses dans un mouvement mais c’est aussi et surtout l’évolution du sens dans la durée. Une réponse est à présent donnée à la question de savoir s’il y a une histoire des choses pour elles-mêmes ou si c’est l’esprit humain qui, rétrospectivement retrace l’histoire des choses. Là encore non seulement il s’agit des deux mais les deux sont entremêlés dans le temps. L’histoire se fait d’elle-même dans les vécus intérieur sde la durée, et elle est aussi faite et refaite par l’esprit humain qui intègre et réintègre ces vécus intérieurs initiaux. Pour le dire autrement, l’histoire produit du sens dans la durée, et c’est aussi dans la durée que l’homme modifie ce sens pour en produire de nouveaux.

Aussi la question à présent est de savoir comment produire une vision dynamique d’une telle structure à trois niveaux. Il s’agit ici d’aborder la question de la possibilité d’une phénoménologie de l’histoire et d’établir ensuite précisément le travail du philosophe et de l’historien de la philosophie.

  1. De la phénoménologie aux sciences de la culture :

L’histoire est une réalité très complexe qui, à ce stade encore, demeure simplifiée. Comment parler d’« une » réalité historique si cette « réalité » se définit par le vécu dans la durée ? Il n’y pas une réalité mais des réalités historiques, et donc, il n’y a pas une histoire mais des histoires. Ceci est donc valable pour toutes les histoires individuelles mais aussi pour l’histoire de la philosophie, l’histoire de l’art si ce n’est des art, l’histoire des sciences, l’histoire des politiques etc. Plus encore, si l’histoire en tant que structure auto-référentielle à trois niveaux est une structure ouverte, il n’y a pas de hiérarchie ou de démarcation entre son intérieur et son extérieur. Intériorité et extériorité sont elles aussi des réalités entremêlées. Si par exemple l’histoire de l’art est « extérieur » à l’histoire de la philosophie, l’ouverture de la philosophie à l’art lui permet de l’intégrer, de s’en imprégner. Cette ouverture est aussi un replis, une intériorisation. Et l’extérieur que serait l’art et son histoire devient un intérieur pour la philosophie, ce que l’on appelle l’esthétique. C’est en ce sens que la philosophie se définie aussi en ce qu’elle trouve son propre fondement en dehors d’elle-même.

Et à son tour l’esthétique vient modifier l’art, en la conduisant notamment à la spéculation, à la réflexion sur le monde à travers l’oeuvre artistique ou encore en la conduisant à la réflexion sur sa propre action de production. Toutes les histoires s’entremêlent. Structure et fonction s’auto-référent et interagissent ensemble et réciproquement. L’histoire est le mouvement des mouvements. Un organe est pour ainsi dire ouvert aux autres mais cette extériorité demeure toujours dans une certaines intériorité. Et ce jeu permanent et continu entre l’intériorité et l’extériorité des organes entre eux font l’organisme vivant. L’évolution de l’histoire n’est donc pas homogène, elle n’est pas nominale mais libre. Telle l’image bergsonienne du jet de vapeur20 l’histoire connait de grandes impulsions et des arrêts marqués mais son évolution d’ensemble reste et demeure libre. Des gouttelettes condensées tombes comme des traces de cette impulsions, impulsions fixées, arrêtée, comme ces moments vécus de l’histoire. Quelque chose met donc l’histoire en mouvement et ce mouvement peut s’arrêter. Les empires, les nations, les courants de pensée, les courants littéraires, artistiques, scientifiques, politiques et moraux apparaissent tels des jets de vapeurs et se condensent, retombent et se déposent en un passé cristallisé dans les œuvres, les monuments et toutes les traces matérielles qu’il nous est donné de retrouver après passage de la durée, de l’érosion, des guerres, des possibilités ou des volontés de préserver ou non ces traces. L’intériorité peut donc aussi devenir un extérieur dans la durée, dans le mouvement des hommes, de leur régime, de leur culture c’est-à-dire par le changement dans la durée. Chaque individu en tant que personne est donc constamment tourné vers un extérieur qui pourtant est voué à devenir un intérieur, par exemple une nation ou une culture. À son tour la nation, la culture ou un courant caractéristique devient comme un individu possédant son histoire propre, son intériorité dans une certaine durée.

Dès lors se pose la question de l’individualité dans l’histoire. Si l’histoire embrasse l’ensemble des individus en tant que personnes, les peuples, les régimes politiques, les idées ou encore les œuvres s’individualisent et vivent en propre leur histoire. C’est la raison pour laquelle on parle d’histoire des idées, d’histoire politique ou d’histoire des peuples, des civilisations. Pour le dire autrement, l’histoire se définit comme « un-multiple », une unité qui est à la fois multiplicité.

Cette idée d’« un-multiple » ici empruntée à la philosophie plotinienne21 répond à la question de l’individualité dans l’histoire. Qu’est-ce qu’un individu si ce n’est quelque chose que l’on ne peut diviser ? Dès lors, comment comprendre qu’il y ait dans l’histoire une historicité individuelle telle que celles des personnes, des consciences incarnées dans un vécu personnel, une historicité collective telle que celles des civilisations, des peuples, des communautés politiques ou encore des ethnies, c’est-à-dire une historicité humaine comprenant et subsumant toutes celles des êtres humains individuels. Plus encore, comment comprendre que l’histoire comprenne de surcroit une historicité naturelle, celle du vivant, de la matière, des astres et de tout l’univers ? Comment peut-il y avoir une historicité de population indivisible et pourtant constituée d’une multiplicité d’individus qui se distinguent les uns des autres ?

Pour répondre à cette difficulté, il faut comprendre ce rapport de l’individu collectif à l’individu singulier sur le mode de l’un-multiple, au sens où l’individu et l’ensemble auquel il appartient s’auto-référent. Une collectivité d’individus doit l’unité de son ensemble à la multiplicité qui en constitue l’identité, une multiplicité dont émane une unité, une unité de sens qui permet cette identification sémantique. Une population, un peuple, un ensemble ou une communauté est telle parce que l’ensemble des individus qu’elle comprend est caractérisée par un ou des sens communs. La question devient ici celle de la détermination de cette caractérisation. Qu’est-ce qui caractérise des individualités supra-individuelles ou, pour le dire plus simplement qu’est-ce qui détermine l’apparition d’un sens nouveau à l’échelle des populations telles que des nations, des systèmes de pensée propres à ces ensembles etc. dans l’histoire ? Ce qui permet de répondre à cette difficulté est aussi ce qui traverse toute l’histoire si ce n’est toutes les histoires, c’est le sens.

Le sens est ce qui désigne à la fois la direction et la signification d’une chose. Toute science, toute philosophie, tout art voir toute vision du monde peut finalement être ramenée à cette question du sens. La science cherche à trancher dans l’incertitude du sensible un sens commun, général voire universel qui soit le plus certain possible. La philosophie elle aussi cherche un sens, qu’il soit spirituel, métaphysique ou bien encore logique. L’art cherche le sens par la sensibilité. Un peuple se donne et se donne un sens, une identité par la politique, et une direction quant à ce qu’elle doit affronter pour survivre à son avenir. Le sens parcours et imprègne toute l’histoire y compris l’histoire de la philosophie. Le sens est un sas, un pont, un langage commun à toutes les histoires, à toutes les réalités historiques, y compris à celles de la nature. Comme un flux sanguin, le sens est dynamique, il change dans la durée, il est en mouvement et constitue en même temps une médiation entre les réalités historiques, ce qui garantie une certaine unicité à tous les niveaux d’individuation de l’histoire et dans l’histoire.

La question qui se pose à présent est celle de savoir si cette structure auto-référentielle de l’histoire possède une logique de sens interne. Car s’il y a structure, c’est qu’il y a un certain ordre, même aussi complexe que celui de l’histoire telle qu’elle vient d’être comprise et exposée. Par là il est possible de postuler une logique dans l’histoire qui soit propre à tous ses phénomènes. Dès lors, ce qu’il s’agit d’examiner, c’est les conditions de possibilité d’une phénoménologie de l’histoire.

Une telle démarche suppose donc que dans chaque phénomène, quelque chose le détermine à avoir un sens historique. De fait l’objectif serait de définir ce qu’est un phénomène historique. Mais cela est impropre à la connaissance historique dans sa réalité car l’histoire c’est de la durée vécu. De fait il n’y a de phénomène que dans le temps. Ainsi le temps ne constitue-t-il pas à lui seul un phénomène mais c’est une condition de la phénoménalité vécue. Le simple fait de vouloir dégager une phénoménalité de l’histoire c’est la couper de sa dimension temporelle propre, de la durée. Il n’y a pas de phénomène historique car l’histoire n’est pas histoire en soi mais toujours histoire de quelque chose, la mémoire d’un vécu, d’un mouvement. Dès lors, la durée n’est pas un phénomène qui comporte une logique interne, immanente. La durée est quasi tautologique. Son essence est de couler et la coulé temporelle est durée. C’est un mouvement permanent sans logique interne. Il faut se tourner vers un autre caractérisant essentiel de l’histoire, le sens, que ce soit dans son déroulement propre ou dans le regard rétrospectif de la conscience. Et, finalement, ce que l’on appelle histoire c’est le sens dans la durée. L’histoire c’est le sens dans la durée pour tout individu. Ce mouvement dans la durée produit fondamentalement du sens, c’est sa fonction première et immédiate. Pour l’homme, l’histoire politique est finalement le sens de la politique dans la durée. Pour le vivant il en va de même ainsi que pour toutes les choses saisies par les sciences de la nature, elle ne font finalement que retracer le sens de la vie, des planètes ou de l’univers, leur direction et leur signification dans la durée de leur mouvement pour comprendre leur état présent et leur évolution future. Toute histoire vise ainsi à retracer l’évolution d’un certain sens dans le temps, à produire une certaine science de celui-ci pour prévoir son futur. Pour la science cela est assez évident mais, bien que ça le soit moins pour d’autres domaines il en va aussi de cette façon. L’art, en suivant les traditions les dépasse et détermine ainsi une nouvelle direction à l’art, un art nouveau porteur d’un nouveau sens. La politique regarde aussi en arrière dans son histoire proche et lointaine pour établir la direction de son futur en faisant ainsi un choix qui conduira à une société nouvelle et elle aussi porteuse d’un sens nouveau.

À présent, il convient d’en revenir à cette tentative de détermination de l’histoire comme structure auto-référentielle à partir du sens. Peut-on trouver une structure ou une logique phénoménale de sens ? C’est là la question et l’ambition de Cassirer dans son élaboration des sciences de la culture.

Cassirer aussi cherche à dépasser un conflit, celui entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Le sens si ce n’est le signe22 permet pour ainsi dire à Cassirer de se détacher de ce clivage pour comprendre comment se construit tout phénomène, « leur pure constitution phénoménale »23. Car c’est dès le niveau de la perception, au sein même du phénomène que se situe l’apparition du sens, à partir d’une structure synthétique phénoménale entre le sens et le sensible. Il n’y a donc pas de datas bruts à partir desquels un sens serait produit ou dégagé mais le sens est immanent au phénomène sensible. Il y a une « organisation immanente »24 c’est-à-dire une articulation entre le sens et le sensible. Aussi peut-on comprendre cette articulation sur le mode d’une structure auto-référentielle. Le sens apparait en tout phénomène ou est phénoménal en ce que le phénomène possède une structure auto-référentielle immanente entre le sens et le sensible caractérisé par une fonction synthétique, la signification. Dans tout phénomène il y a de la signification. Et l’homme selon Cassirer est lui aussi ainsi caractérisé par ce qu’il appelle l’éveil à la conscience symbolique25. Pour la conscience, cet éveil consiste à pouvoir se saisir de ces signes immanents aux phénomènes sensibles pour les associer et produire un sens nouveau ainsi structuré dans un nouveau sensible. Le langage est un exemple de cette construction d’un nouveau sens par l’esprit. À partir du sens et du sensible des phénomènes naturels, un sens nouveau peut apparaître dans un nouveau donné sensible, par exemple le son des mots. C’est ce qui caractérise l’apparition d’une vision qui produit et constitue un nouveau sens en art, en philosophie comme en science. Et cette vision est une modalité possible de connaissance du monde, c’est une des réalités possibles du monde. Ainsi des visions apparaissent, plus ou moins complètes, plus ou moins englobantes dans différentes expressions sensibles, que ce soit l’oeuvre d’art, l’oeuvre philosophique ou encore scientifique. On retrouve ici toute la complexité de l’histoire dans sa ou ses réalités. Un sens nouveau apparaît à partir de sens initiaux associés par l’esprit humain. Et ces nouveaux contenus de sens peuvent à leur tour être associés pour produire un sens encore nouveau. C’est-à-dire qu’à partir du sens et du sensible des œuvres, du sens se créent. Aussi Platon produit un sens nouveau en ses œuvres philosophiques à partir d’une observation des signes de la nature, et Aristote par suite reprend l’oeuvre de Platon contenant cette observation, l’intègre à une nouvelle observation des ces signes et produit un sens nouveau, sa pensée propre. Encore ensuite Plotin associe le sens platonicien et aristotélicien à une observation des signes de la nature pour produire un sens nouveau, la pensée de Plotin. Ces associations de signes ou d’unités de sens produisent ainsi des formes, des visions qui sont autant de modes de connaissance possibles du monde. Ce monde est donc un monde de réalités possibles dont certaines s’actualisent en philosophie, en art ou encore en science, c’est, selon Cassirer, le monde des « formes symboliques ».

Ainsi, si le langage à une fonction d’expression, sa caractérisation essentielle est celle de médiation. Le langage lie les sens en un nouveau, il lie l’ancien sens dans un ancien sensible à un nouveau sens dans un nouveau sensible. Et dans cette fonction de relation du langage, la généralisation à partir du phénomène particulier consiste en cette liberté de l’esprit à associer des signes pour produire des formations de sens. Cette production abstraite de sens est ce sur quoi se fonde la connaissance du monde, le concept. Le concept est une généralisation, au sens où il relève ou exprime la façon dont le monde se forme. En redéfinissant le concept, Cassirer explique ainsi que « la comparaison des choses et leur regroupement d’après des indices concordants expriment un processus qui trouve sa traduction immédiate dans le langage et qui, bien loin de conduire à l’indétermination, aboutit, s’il est rigoureusement mené, à l’établissement des concepts inhérents à l’être même du réel. »26. Le concept a donc une fonction d’expression de la mise en forme du monde à partir de la multiplicité des phénomènes particuliers de sens. On retrouve donc ici ce en quoi doit consister le travail de conceptualisation et, en filigrane le travail du philosophe.

C’est ici que la fonction philosophique trouve son sens, à la fois dans ce travail consistant à étudier comment le sens s’est formé et à en former à nouveau. Trois niveau peuvent être dégagés. Le premier est analogue à la démarche de Dilthey et consiste à comprendre comment le sens s’est formé, dans sa réalité, dans son histoire, dans son vécu, son esprit. Il est pour ainsi dire question de retracer « l’esprit de la lettre » ou de tout autre acte de production pour comprendre comment un sens nouveau a pu se former dans le passé. Ce travail est un travail d’immersion, comme le paléontologue reconstitue les caractéristiques passées d’une certaine forme du vivant pour le comprendre en tant que tel dans sa réalité. Il s’agit de reconstituer son environnement géographique voire volcanique, climatique, botanique et biologique. De même le philosophe retrace l’environnement historique, social, culturel et spirituel d’une certaine période pour comprendre comment un certain auteur à pu former sa pensée, ce nouveau sens et donc cette nouvelle réalité du monde.

Le second niveau du travail philosophique consiste à comprendre comment ces nouvelles formations de sens ont fini par constituer une forme de sens plus générale, par exemple la constitution de ce que l’on appelle la période antique grecque, puis le Moyen-Âge en passant par la renaissance jusqu’à la modernité et son époque contemporaine. Cela fait suite à ce travail en immersion et implique le travail critique, la confrontation des idées, leurs continuités et éventuellement leurs ruptures qui marques la formations et l’arrêt de ces périodes, des grandes formations de sens.

Et ces deux tâches d’immersion et de recul critique par appréciation des œuvres, des courants et des grandes périodes entre elles ne sont pas en propre le travail de l’historien de la philosophie. Car tout historien de la philosophie se doit en même temps d’être philosophe, que ce soit en philosophant à travers la reconstitution des pensées du passé ou à travers celle des grandes formes ou mouvements que ces premières firent émerger. Pour refaire une poterie il faut bien que le reproducteur soit en quelque sorte potier, sinon il ne parviendra pas à ses fins. Il en va de même pour l’historien de la philosophie, qui ne peut comprendre les philosophes sans être lui-même philosophe. Aussi la compréhension des œuvres pour elles-mêmes est indispensable non seulement au second niveau de son travail de mise en perspective mais c’est aussi la condition d’apprentissage de ce qu’est la philosophie et de son exercice.

Si les deux niveaux peuvent s’apprendre en même temps ce qui, d’ailleurs, est d’usage, la première tâche philosophique d’immersion est indispensable et nécessaire à toute pratique et tout savoir philosophique.

Aussi et à la suite de ces deux stades du travail en philosophie, un troisième vient pour ainsi dire parfaire le tout. Il s’agit d’une compréhension d’ensemble, d’un travail tel que celui proposé dans cette étude visant à comprendre ce qui fait la cohérence structurelle et fonctionnelle de la philosophie dans sa réalité, son mouvement ou encore sa durée historique. Cette cohérence est celle qui a été présentée, c’est l’appartenance de la philosophie à une structure auto-référentielle en tant qu’elle même et à elle seule en constitue une. La question ici est donc très importante et consiste à se demander si une telle entreprise est abordable pour le philosophe. Bien entendu un seul homme ne peut embrasser une ambition d’une telle ampleur. Il faut aussi ajouter que la hiérarchisation de ces travaux est pour ainsi dire artificielle, que les niveaux se mélangent une fois encore. C’est-à-dire que cette remontée vers une cohérence d’ensemble de l’histoire dans ses réalités conduit ensuite à revenir aux époques comme grandes formations de sens, puis à leurs courants, leurs penseurs et leurs œuvres. Ainsi un seul penseur ne peut embrasser l’ampleur d’une telle tâche mais seulement en donner des éléments, de nouveaux angles de vision, de nouvelles spécificités afin d’élargir un cercle de compréhension de la philosophie et de son histoire. Et ce travail ou ces trois grands types de travaux concourent tous à éclairer les enjeux présents, à trouver des éléments de réponses pour palier des manques, contrer certaines difficultés que ce soit en biologie, en art, en politique ou encore en éthique.

Il s’agit donc et qui plus est pour la troisième tâche du philosophe bien plus d’établir un programme d’étude, une direction possible que de tout comprendre de façon arrêtée. Ce travail ne peut pas, par définition, être abouti, arrêté et achevé, précisément parce que cette tâche s’intègre aussi dans la structure qu’elle étudie. Ce travail constitue finalement une nouvelle formation de sens qui s’intègre à la structure auto-référentielle historique et l’alimente d’une formation de sens qui produira une forme plus générale qui sera saisie postérieurement et réintégrée pour produire de nouvelles formations futures. Aussi est-ce un problème pour le philosophe, celui de prévoir en sachant qu’à partir des éléments présents et passés quelque chose de totalement nouveau pourra apparaître, même si ces éléments s’y retrouveront présent d’une façon une d’autre, dans une certaine mémoire.

Quoi qu’il en soit, cette définition du travail philosophique représente déjà un élargissement considérable du cercle herméneutique qui valait pour les œuvres et leur auteur. Il s’agissait de lire une œuvre, d’en déceler un sens premier, puis de la relire elle-même ou sous un autre éclairage pour en déceler un sens second qu’il s’agissait de comparer au premier. C’est ainsi que, par couches successives il était question de ce rapprocher du sens véritable et authentique d’une œuvre et d’une pensée. L’élargissement du cercle herméneutique consiste à dépasser le cadre de l’oeuvre vis-à-vis d’un certain auteur et d’opérer cette démarche à l’ensemble de l’histoire de la philosophie.

En élargissantt le socle transcendantal kantien il est ainsi possible de comprendre comment tout phénomène se construit, « leur pure constitution phénoménale »27. C’est de cette façon que l’herméneutique cassirérienne comprend le monde selon une phénoménologie dynamique. Notre mode de connaissance dynamique et propre à l’histoire dans sa réalité est ici trouvé, car il est propre à l’étude de systèmes ouverts, dissipatifs, étendus et constructifs. Ainsi s’il y a une phénoménologie historique, c’est une phénoménologie du sens et de sa perception dans la durée. Par là il n’y a non pas vraiment une phénoménologie de l’histoire mais une historicité de la phénoménologie car l’histoire c’est le sens et sa structure phénoménale dans la durée.

Conclusion :

Afin de préciser cette étude de la question de l’historicité et plus particulièrement de l’histoire de la philosophie, il faut remarquer que ce qui complète la philosophie est une démarche culturelle et anthropologique. Finalement, l’élargissement herméneutique consiste en cette élargissement de la question des œuvres à ceux et tout ce qui la produisent. Comprendre l’évolution humaine dans le temps est aussi une modalité de la compréhension de sa pensée.

La question n’est donc pas celle de savoir si les œuvres philosophiques doivent être considérées de telle sorte qu’il faille penser l’impensé de leurs auteurs, un impensé caché dans leurs œuvres entre les lignes, ou de telle sorte que seule l’oeuvre suffit à la compréhension philosophique, que c’est le contemporain qui est déficient surtout en période de déclin intellectuel. Ces questions là ont leur pertinence mais sont déficientes parce qu’elles se refusent une compréhension globale. Cette globalité ne concerne pas une logique de l’histoire. Ce n’est pas de cela dont il est question car il faut ici rappeler et insister sur la liberté de production de sens et ce, à tout niveau. La fonction synthétique n’est pas déterminée, que ce soit pour le vivant ou tout système naturel ou que ce soit pour l’homme dans toutes ses acceptions. Aussi le problème qu’il faut soulever est celui de savoir comment une science des formations de sens est possible. S’il y a virtualité, qu’une infinité de sens peuvent émerger sans que rien ne les détermine, comment avoir une connaissance stable de l’histoire en tant que structure auto-référentielle ? Cette science est-elle vouée à une validité de court terme ? Cela est fort possible voire souhaitable.

Souhaitable car une connaissance historique stable et globale implique que l’objet historique n’est plus dynamique et en mouvement et donc qu’il est stable et immobile. Il semble donc primordiale que l’objet de la science historique soit pour ainsi dire fuyant, libre voire informe et indéterminé. Car si une forme se dégage, si une fixité apparaît, cela veut dire que cette activité synthétique c’est arrêtée. Et tenter d’arrêter cette forme dans la prévision d’un futur, c’est l’arrêter dans le présent, c’est donc la tuer. En ce sens et en ce sens seulement il y a une « fin de l’histoire ». Mais une fin de l’histoire ne doit pas s’entendre ici au sens hégélien. L’histoire n’a pas de finalité puisque son évolution formelle est libre. Il n’y a fin de l’histoire qu’en ce que certaines de ses formations peuvent cesser d’être dynamique au profit de l’apparition d’une nouvelle formation de sens. Il n’y a donc pas non plus une fin mais des fins possibles et actualisées de l’histoire.

Précisons aussi que l’orsqu’il est question de logique, il n’est pas réellement question d’une logique de l’histoire mais d’une logique dans l’histoire, au sens ou dans l’histoire une certaine logique phénoménale constitue le fondement de l’apparition d’un sens compris et entrelacé dans le sensible. Là encore une logique de l’histoire impliquerait une fixité nocive à celle-ci. Et si une connaissance totale de l’histoire est impossible, cette impossibilité permet néanmoins d’en apprécier la santé, la vitalité et le dynamisme.

Une autre question doit être examinée quant à l’évolution des différentes sciences, à savoir si ces dernières, à force d’exploration de sens possibles pourraient parvenir à une sorte de transparence, une connaissance entière du monde. Une fois encore cela ne semble pas possible. D’une part parce que les virtualités de sens du passé sont sans cesse réactivés et enrichies dans le présent. Et d’autre part une telle évolution impliquerait que science et philosophie ne fasse plus qu’une, voire même qu’elles ne fassent plus qu’une avec l’art et les autres domaines qui ont attrait à l’homme. Un tel aboutissement est presque inimaginable et conduirait là encore à un paradoxe, une vitalité qui, à son summum, conduirait à l’immobilité la plus haute, autrement dit, la mort et donc à nouveau, une fin de l’histoire. La mort de l’histoire est une question importante mais à la réalité discutable. Comme le vivant, l’histoire offre la capacité de surmonter ses limites, ses arrêts. L’histoire permet de réactiver des pensées passées, d’ouvrir de nouvelles perspectives par le déploiement de systèmes philosophiques qui peuvent concourir à une certaine résolution ou au dépassements de problématiques contemporaines. C’est cela qui indique la vitalité philosophique, d’une part sa quête de sens dans le passé et sa capacité à dépasser les difficultés auxquelles elle a à faire face. En cela il n’est pas question de refuser intégralement les positions de Strauss et de Dilthey, mais de les intégrer dans une démarche de compréhension élargie et par là plus opérationnelle. Il est question de comprendre la philosophie dans sa réalité historique afin d’élargir le cercle herméneutique des œuvres à l’ensemble de l’histoire de l’homme et de ses productions. Aussi cela permet-il d’augmenter l’enrichissement du philosophe de l’actuel et de rendre ses démarches et ses travaux plus efficaces dans le traitement des problèmes dont il hérite sous une forme nouvelle, amplifiée et enchevêtrée dans une mémoire, cet héritage de la permanence des problèmes fondamentaux repliés dans le présent. Par conséquent, l’entremêlement des différentes tâches de la philosophie est ici manifeste. Penser le passé c’est presque irrésistiblement penser le présent, ne serait-ce que parce que le passé fait échos au présent, que des éléments du présent peuvent s’associer à des éléments du passé.

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1H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.

2Bergson, La pensée et le mouvant, p. 7.

3Bergson, op. cit., p. 173.

4W. Dilthey, Weltanschauug. Philosophie und Religion in Darstellungen, p. 6.

5Dilthey, op. cit., p. 6.

6Ibid., p. 6.

7Ibid.

8L. Strauss, « La philosophie de l’histoire de Collingwood », La philosophie politique et l’histoire, p. 177.

9Strauss, op. cit., p. 177.

10Dilthey, op. cit., p.6.

11Strauss, op. cit., p. 177.

12Strauss, op. cit., p. 386.

13H. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 30.

14Bergson, op. cit., p. 30.

15Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, 37.

16Bergson, La pensée et le mouvant, p. 30.

17Bergson, op. cit., p. 30.

18G. Canguilhem, Le normal et le pathologique.

19J. Monod, Le hasard et la nécessité.

20Bergson, L’évolution créatrice, p. 248.

21Plotin, Ennéades, Traité 8, (IV, 9).

22E. Cassirer, PDF, I, p. 50.

23Cassirer, PDF, III, p. 229.

24Cassirer, op. cit., III, p. 229.

25Cassirer, PDF, I, p. 49.

26Cassirer, SF, 1. La théorie de la conceptualisation, p. 18.

27Cassirer, PFS, III, p. 229.

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